Bisexualité et pansexualité, même combat ?

(Histoire de briser tout suspense inutile : en gros, je pense que oui, ou en tout cas qu’il faudrait que oui. Il n’y a plus qu’à détailler.)

Se nommer pour se situer

Il y a quelques années, quand j’ai découvert que je n’étais pas strictement hétérosexuel, mais capable d’être attiré non pas seulement par des femmes, mais aussi par des hommes, j’ai cherché à mettre un nom sur cette attirance.

C’est un besoin que beaucoup de gens ressentent dans une situation pareille, qu’ils soient des pré-adolescents ou des gens d’âge mûr mariés avec enfants et tout. C’est le trouble de Kinsey : on se rend compte qu’on n’est ni en haut ni au bas de l’échelle, mais quelque part entre les deux. Et, si vous me laissez filer la métaphore, je pourrai dire qu’à défaut de se sentir très à son aise sur un barreau d’échelle, on a envie de numéroter les barreaux et de donner un chiffre, voire un nom, au lieu où l’on se trouve. C’est un réconfort qu’on peut croire dérisoire, mais passer de « Au secours, je ne sais pas ce qui m’arrive, je ne suis pas homo et pourtant je suis attiré par un mec, je suis quoi ? » à « Il y a une échelle pour mesurer ça et je suis à 1 ou 2 et non à 0 comme je le pensais », c’est déjà une étape essentielle. On n’est plus hors des cartes, on n’est plus dans l’inconnu total : on tâtonne, on jette autour de soi des balises lumineuses, on prend des repères, on guette, on mesure, on observe, on remesure, avec l’envie, le besoin irrépressible de se situer.

Et, donc, de se nommer. On pourrait s’interroger sur ce besoin de se nommer. Je ne suis pas certain que ce besoin ait quoi que ce soit de spontané (encore moins de naturel) ; je pense que c’est une injonction sociale très contemporaine qui influence beaucoup la façon dont on se pense soi-même, mais envers laquelle il n’est pas impossible de prendre une certaine distance. D’ailleurs, je croise régulièrement des gens qui ne cherchent pas à donner un nom à leur vie sexuelle/sentimentale, qui ne paraissent pas ressentir le besoin de se trouver une étiquette, une catégorie, une désignation. Est-ce de la force, de l’indifférence, une façon de penser différente de la mienne, un hasard pur et simple ? Je n’en ai aucune idée, mais cela me réconforte qu’il y ait des gens comme ça.

Toujours est-il que, de mon côté, j’ai tout de suite eu besoin de mettre un nom sur ce que j’étais. Puisque manifestement je n’étais pas hétéro, mais pas homo non plus, il fallait que je sois autre chose. J’ai cherché sur Internet, j’ai fini par tomber sur le site Bisexualite.info et son forum, je me suis présenté, j’ai discuté, j’ai cherché sur deux ou trois autres sites… et j’ai fini par me dire que je devais être bi. J’ai adopté l’étiquette à titre provisoire, en me disant que c’était rassurant d’avoir ça pour le moment, et qu’on verrait bien plus tard comment les choses évolueraient. Grosso modo six ans après, « bisexuel » me convient toujours.

Mais entre temps, l’eau a passé sous les ponts et j’ai lu pas mal de choses dans le domaine LGBTIQAetc. J’ai découvert plusieurs façons de se définir ou de ne pas se définir dans sa vie sexuelle et/ou sentimentale. Et j’ai découvert toutes sortes d’autres catégories, étiquettes, concepts, groupes, tendances, variantes, nuances… Énormément, même (d’aucuns diraient « Trop » : comme si le fait de se retrouver en dehors des catégories habituelles en la matière appelait une surcompensation, un foisonnement de classements et de conceptualisations… Un foisonnement à la fois exaltant et flippant, puisqu’il risque d’engendrer à son tour séparations, exclusions, discriminations, malentendus, pinaillages et luttes de pouvoir).

L’un des autres concepts que j’ai découverts de cette façon, après la bisexualité, a été la pansexualité.

Bisexualité et pansexualité

Le mot « pansexualité » est inconnu de mon Grand Robert de la langue française 2001 (qui vieillit, sans doute : les choses évoluent vite dans ce domaine, et d’ailleurs « Bisexualité » au sens qu’on lui donne dans le B de LGBT est encore noté comme un sens « rare » dans ce même dictionnaire). Le Wiktionnaire, dictionnaire libre géré par la fondation Wikimédia (la même qui administre Wikipédia), le définit ainsi : « Orientation sexuelle désignant l’attirance, l’affinité d’une personne pour les autres, indifféremment de leur genre, identité de genre ou sexe » et signale le synonyme « omnisexualité ».

La pansexualité est un concept encore plus discret que la bisexualité. Outre son absence des dictionnaires, je me suis rendu compte qu’il n’existait pas vraiment (pour autant que j’aie pu m’en rendre compte, veux-je dire) d’associations ou de mouvement pansexuel. Tout au plus un drapeau, encore tout récent puisqu’il remonte à 2010 (le drapeau bi, lui, a été créé en 1998, et le drapeau arc-en-ciel remonte à au moins 1978).

Drapeau de la fierté pansexuelle (2010).
Drapeau de la fierté pansexuelle proposé sur un Tumblr anglophone en 2010 et repris depuis sur divers sites.

Quelle est la distinction entre la bisexualité et la pansexualité ? Pour en revenir au Wiktionnaire, la bisexualité y est définie ainsi (là encore, je trouve la formulation bien conçue) : « Comportement affectif, sentimental et sexuel se caractérisant par le fait d’être autant attiré par les personnes de sexe opposé au sien, que par les personnes de sexe identique au sien. »

La différence essentielle entre bisexualité et pansexualité réside donc dans leur rapport aux conceptions habituelles du genre (entendu, au singulier, comme le critère de distinction entre deux ou plusieurs genres). Le « bi » de « bisexualité » se réfère à deux sexes, le même et l’autre. Le « pan » de « pansexualité », venu de l’adjectif grec antique pas, pasa, pan qui signifie « tout », renvoie étymologiquement au fait d’être attiré par tout type de personne (ce qui est à comprendre ici évidemment comme tout adulte consentant). Il faut lire la définition pour comprendre l’essentiel : le concept de pansexualité cherche à cerner un type d’attirance détaché de toute distinction de sexe ou de genre.

Autrement dit, en théorie, une personne bisexuelle emploierait le concept de bisexualité pour indiquer qu’elle en reste à une conception classique du genre (hommes/femmes) et que cela compte dans sa façon d’être attirée par les gens, c’est-à-dire qu’elle ne ressent pas forcément le même type d’attirance vis à vis des uns et des autres, tandis qu’une personne qui se revendique pansexuelle agirait ainsi pour indiquer que son attirance est identique quelle que soit la personne par qui elle se sent attirée.

Du moins est-ce la théorie. Car, en toute bonne logique, cela devrait poser un problème : une personne bisexuelle se définirait-elle donc aussi par son refus de sortir avec des trans, serait-elle opposée à avoir des partenaires se revendiquant d’un troisième genre, ou encore à l’idée de sortir avec des personnes intersexuées ? Eh bien en fait, pas du tout. J’ai déjà rencontré des personnes trans qui m’attiraient. Les membres de l’association parisienne Bi’cause avec qui j’ai discuté de ce sujet m’ont dit qu’elles n’avaient naturellement rien contre cette idée non plus. Le bureau de l’association compte plusieurs trans qui se définissent comme bi, certains en couple avec un-e autre trans se définissant aussi comme bi. L’association dans son ensemble prend d’ailleurs régulièrement position en faveur des trans et est représentée chaque année lors de l’Existrans, le défilé pour les droits des trans.

J’en suis donc venu, logiquement, à me demander si je voulais me définir comme bisexuel ou comme pansexuel : après tout, autant choisir le terme qui correspondait le mieux à ma vie et à mes convictions.

Deux raisons ont fait que je préfère encore (du moins à l’heure actuelle) me définir comme bisexuel. La première est personnelle, la seconde, disons, politique ou militante.

La première raison est qu’à titre personnel, je ne peux que convenir qu’il y a bien une différence entre l’attirance que je peux ressentir pour une femme et celle que je peux ressentir pour un homme. Il y a bien sûr une sorte de « base commune » : dans les deux cas il y a du désir, dans les deux cas il peut y avoir des sentiments. Mais j’observe que je tombe plus souvent amoureux de femmes, tandis que, pour les hommes, c’est plus souvent de désir qu’il s’agit. Je suis donc davantage « hétéromantique » que « homoromantique », même s’il m’arrive aussi d’être attiré sentimentalement par un homme. Il y a autre chose : le désir sexuel lui-même varie au fil du temps, selon des « périodes » se mesurant en semaines ou en mois, une sorte de fluctuation naturelle de la libido, qui, sur un fond stable et permanent d’attirance pour toute personne, va me pousser tantôt un peu plus vers les femmes et tantôt un peu plus vers les hommes. (C’est un phénomène dont j’ai parlé à d’autres bi qui s’y reconnaissaient souvent. J’en avais parlé ici.) Ces deux aspects se prêteraient à des développements plus détaillés, car je suis certain par exemple que ma sentimentalité « asymétrique » est en partie due à l’assimilation d’une culture hétérocentriste dont il ne suffit pas de comprendre et de remettre en cause la domination pour s’en libérer dans son psychisme profond. Mais restons-en là pour cette fois-ci.

La deuxième raison me paraît moins avouable, parce qu’elle relève en partie d’un pragmatisme politique qu’on pourrait juger paresseux. Il se trouve que, dans l’histoire des mouvements LGBT, c’est le concept de bisexualité qui a émergé en tant que premier concept susceptible de faire vaciller la binarité stricte homo/hétéro instituée au XIXe siècle. Après déjà plusieurs décennies d’émergence lente et d’invisibilité pénible, le concept semble enfin sortir un peu de la communauté LGBT elle-même et commencer à se faire connaître du grand public. Ne vaut-il pas mieux prolonger cette lutte avec ce mot, plutôt que de multiplier les étiquettes ? Pourtant, une telle stratégie serait vite excluante envers les personnes qui s’identifient comme pansexuelles. Quitte à lutter pour la visibilité et l’égalité, il faut lutter pour des idées, des concepts et des valeurs telles que tous puissent y vivre en pleine lumière paisiblement.

Prendre en compte toutes les nuances dans la lutte pour l’égalité

J’en conclus que la lutte la plus importante, le problème essentiel, est de briser la dichotomie homo/hétéro qui est toujours en vigueur auprès du grand public, alors même que toutes sortes d’études sexologiques et pas mal d’histoires vécues montrent qu’elle est très loin d’être si clairement tranchée pour tout le monde. Cette dichotomie est une norme imposée et non une réalité sexologique ou affective. On pourrait l’appeler « le mythe des deux monosexualités » : l’idée selon laquelle il existe uniquement deux sexualités opposées et incompatibles, l’une entraînant vers les personnes du même sexe et l’autre vers les personnes du sexe opposé. N’est-ce pas d’ailleurs logique que les vies sexuelles/sentimentales des gens soient infiniment plus complexes et variées que cela, puisque la dichotomie de genre homme/femme elle aussi est loin d’être l’opposition bien nette et bien tranchée à laquelle on croit d’ordinaire ?

Ce qui existe à côté de l’homosexualité et de l’hétérosexualité, c’est non seulement la bisexualité, mais aussi la pansexualité et toutes sortes d’autres nuances, à commencer par… les gens qui ne ressentent pas le besoin de se nommer (ceux dont je parlais au début).

Paradoxalement, il existe même une catégorie pour les gens qui ne rentrent dans aucune catégorie : l’altersexualité, définie par le Wiktionnaire comme la « conception de la diversité sexuelle par laquelle un individu refuse une catégorisation ou un étiquetage permanent (ou ferme) de son orientation sexuelle ou de ses attirances sentimentales, sans pour autant être libertin ». En lisant cela, je pense à deux ou trois amies qui m’ont expliqué être capables d’attirance envers aussi bien des hommes que des femmes, sans se définir spécialement comme bi ou pan ou quoi que ce soit… et qui seraient sans doute amusées ou vexées de se retrouver rangées sous un énième nom composé en « -sexualité ».

Ce qui compte avant tout, c’est de faire comprendre à tout le monde que la « monosexualité » (le fait d’être attiré par un seul sexe : le sexe opposé pour l’hétérosexualité, le même sexe pour l’homosexualité) n’est pas le seul type de sexualité qui existe, et qu’on peut être ailleurs que dans le « tout un ou tout autre » exclusif. Toutes sortes de gens se sentent régulièrement attirés par des personnes de tout sexe et de tout genre ; pour certains les catégories habituelles de genre comptent, tandis que d’autres ne se sentent pas du tout conditionnées par cela dans leur attirance et leurs sentiments, etc. etc.

Bisexualité, pansexualité et « sans étiquette », même combat ? À mes yeux, oui, certainement. Qu’en pensez-vous ?