Les bonnes mœurs queer

Longtemps, en France, l’homosexualité a été condamnée par la loi au prétexte qu’elle constituerait une atteinte aux «bonnes mœurs». Cette illégalité, qui rejetait aussi dans la marginalité la bisexualité et toutes les orientations sexuelles minoritaires, se fondait donc sur une morale que l’État appliquait au nom du peuple français.

En soi, le fait que l’État encourage certaines valeurs morales est parfaitement normal et même inévitable, puisque les fondements même du droit reposent sur une réflexion morale (au cœur de laquelle se trouve la notion de justice, à laquelle se rattachent, en somme, beaucoup de notions de philosophie politique telles que les droits humains ou l’équilibre des pouvoirs).

Cependant, les mœurs changent avec le temps, et il est logique que les lois changent avec elles afin de refléter les idées du peuple qui se donne ces lois. J’affirmerai même que je crois possible un progrès au travers de ces changements des mœurs et des lois, même si le risque de régression existe toujours.

Les conflits liés aux revendications des minorités sexuelles dont je fais partie proviennent d’un décalage entre l’état des lois et l’état des mœurs dans le pays. L’ajustement entre les deux n’a rien de simple, car il suppose une réflexion de fond, chose toujours difficile à faire paisiblement quand on est plusieurs, a fortiori quand on est 64,5 millions (population française en octobre 2016, merci Wikipédia).

Les tenants des idées conservatrices passent ainsi leur temps à juger répréhensible, inférieur voire honteux l’amour pour les gens du même sexe, et à craindre une supposée décadence des mœurs si la loi met cet amour sur le même plan que l’hétérosexualité. De ce fait, ils crient à l’apocalypse, pendant que les homos, les bi et tout un tas de gens non hétérosexuels ne comprennent pas qu’on s’en prenne à eux alors qu’ils ne font rien de mal et dénoncent cette injustice. C’est donc bien d’un enjeu moral qu’il s’agit (ou du moins en partie), et c’est un débat sur des valeurs morales qui se joue.

En ce qui me concerne, et comme beaucoup de gens de mon âge ou plus jeunes, j’ai l’impression d’entendre parler d’un autre monde quand je lis qu’un journal distribué par une association homosexuelle pouvait encore se faire saisir et interdire pour «outrage aux bonnes mœurs» dans notre pays, dans les années 1970 (je pense en particulier au journal Tout ! publié par le Front homosexuel d’action révolutionnaire : on lira à ce sujet les documents d’archive rassemblés dans le Rapport contre la normalité, Montpellier, éditions GayKitschCamp, 2013), alors même que ledit journal n’appelait ni au meurtre, ni aux attentats à la bombe, ni aux pendaisons de patrons, mais simplement au droit des homosexuel-le-s à ne pas se faire insulter et passer à tabac.

Est-ce à dire que je n’ai pas de morale ? Oh que si ! J’ai même rarement autant réfléchi à ce sujet que depuis que je me suis découvert bisexuel. Et mon cas n’a rien d’extraordinaire : il correspond même à un questionnement assez banal de la part de quiconque se découvre différent de la supposée majorité des gens pour ce qui concerne sa vie sexuelle et sentimentale.

À un moment ou à un autre, immanquablement, un adolescent ou un adulte qui se découvre homo ou bi se pose la question : «Suis-je normal ?» Et il comprend cela, même sans le formuler explicitement, comme : «Ai-je un bon comportement ?» Plusieurs types d’interrogations peuvent se mêler ici, car au questionnement moral a vite fait de se superposer un questionnement médical (la crainte devenant ici celle d’avoir une sexualité pathologique, conséquence de je ne sais quel dysfonctionnement, accident ou traumatisme). Les deux vocabulaires sont fréquemment confondus dans la vie courante sous des adjectifs comme «sain» ou «malsain», ou encore «pervers».

Tout être humain a spontanément envie de vivre, de s’épanouir, de trouver le bonheur, mais aussi de bien s’entendre avec les gens qui l’entourent, de se sentir légitimé par les autorités devant lesquelles il doit répondre, qu’il s’agisse d’autorités matérielles (la famille, les amis influents, les professeurs, les médecins, le juge, la police) ou d’autorités désincarnées (l’éducation qu’il a reçue, les valeurs morales, elles-mêmes sous-tendues par des réflexions philosophiques ou religieuses). Ce type d’angoisse est donc le résultat de l’expression d’un sens moral. Autrement dit, un homo qui est occupé à avoir peur d’être un pervers prouve déjà qu’il ne peut pas en être complètement un, puisque s’il était si démoniaque que ça, il ne se remettrait pas en cause.

Des milliers, des millions de personnes, à des époques anciennes ou récentes, ont passé leur vie à vivre ce conflit intérieur permanent, interminable et parfois insoluble, entre leur réflexion morale privée et la réflexion morale collective de la population à laquelle elles appartenaient et où elles devaient vivre. Pendant des années et des années, elles ont éprouvé des désirs, des sentiments, noué parfois des relations à long terme, en se voyant sans cesse baignées dans un environnement réprobateur, à devoir sans cesse se remettre en cause, mais sans cesse elles pensaient, ou au moins elles sentaient, que contrairement à tout ce qu’elles lisaient et entendaient elles ne faisaient rien de mal en désirant des gens du même sexe qu’elles. En France, nous avons des pages de Paul Verlaine, des livres entiers d’André Gide, pour ne citer que deux grands écrivains respectivement bisexuel et homosexuel, sur des sujets pareils.

Une personne hétérosexuelle, qui ne s’est jamais trouvée dans cette situation, doit absolument faire l’effort d’essayer de se mettre à la place de ces gens, sans quoi elle n’a aucune chance de comprendre ce qui est en jeu et pourquoi les minorités sexuelles font preuve d’un engagement aussi profond pour défendre leurs droits.

Une culture entière, celle des personnes LGBT, s’est édifiée en réponse à ce conflit entre la morale et l’état des lois. Au XXe siècle, dans le prolongement de réflexions plus anciennes, tout une partie de ces réflexions s’est cristallisée autour de la notion de queer (un mot anglais signifiant «étrange», avec la connotation d’anormal, le tout repris et brandi fièrement par les minorités concernées dans une rhétorique d’inversion du stigmate), qui remettait radicalement en cause certains présupposés de la morale conservatrice, et jetait à la face du système moral et légal alors en vigueur des contradictions, des hypocrisies et des injustices qu’il ne s’avouait pas.

Les conservateurs ont tôt fait de présenter ces réflexions comme une entreprise purement destructrice. Il y a là, soit un malentendu, soit de la mauvaise foi. Car, contrairement à ce que ces gens croient ou prétendent croire, «nous autres», minorités d’orientation sexuelle et/ou d’identité de genre, nous possédons bel et bien des valeurs morales. Nous aussi, nous menons une réflexion morale sur ce que sont les bonnes mœurs et sur ce qu’elles doivent être. Et non seulement nous le faisons, mais avons réellement quelque chose à apporter à la réflexion générale sur ce sujet, quelque chose qui peut améliorer la vie de tout le monde, quelque chose qui tient de l’intérêt général et non de nos intérêts particuliers, contrairement là encore à ce que prétendent beaucoup de conservateurs ou de réactionnaires.

Les bonnes mœurs des minorités LGBT n’ont rien de décadent. Elles n’ont rien à envier à celles de la supposée majorité. Mieux : les LGBT sont largement en position de faire la morale au reste de la population.

Quelles sont donc les grandes valeurs morales sur lesquelles se fondent beaucoup de réflexions qui se mènent parmi les minorités sexuelles ? En voici quelques-unes, et vous allez voir qu’elles n’ont rien de si nouveau ni de si compliqué.

Le respect de l’intégrité du corps

«Mon corps m’appartient» est un slogan féministe du XXe siècle, mais aussi, avant cela, il aurait pu servir mot pour mot en tant que slogan contre l’esclavage. Aucun être humain ne saurait appartenir à un autre, ni entièrement ni en partie. Et aucun être humain ne doit se trouver mutilé ou modifié dans son corps sans avoir donné son consentement responsable, lucide et éclairé. De ce fait :

– Une femme qui tombe enceinte a le droit de donner l’issue qu’elle souhaite à sa grossesse, et a donc le droit d’avorter, aussi longtemps que l’être vivant qu’elle porte ne s’est pas encore assez développé pour devenir un être humain et disposer à son tour du droit à la vie et au respect de l’intégrité de son corps. Les conservateurs qui affirment que l’utérus d’une femme ne lui appartient pas traitent les femmes comme leurs choses et c’est inacceptable. Ceux qui affirment que l’avortement légal en France est une autorisation au meurtre sont simplement mal informés sur la loi française puisque l’avortement n’est légal que pendant les douze premières semaines de grossesse (trois mois sur les neuf en moyenne que dure une grossesse), la fin de la douzième semaine correspondant en très gros au moment où l’activité du cerveau commence et où le foetus commence à être considéré comme un petit humain qui a évidemment droit à la vie.

– Tout être humain qui vient au monde a droit au respect de l’intégrité de son corps, dans la seule limite d’une urgence vitale ou des opérations strictement nécessaires à sa bonne santé (par exemple, ça peut être effectivement nécessaire de couper le cordon ombilical peu après la naissance sans attendre que l’enfant soit en âge de parler pour dire s’il est d’accord…). Or ce droit élémentaire n’est pas encore appliqué à tous les nouveaux-nés, en France, à l’heure où j’écris. Les nouveaux-nés dits intersexes, c’est-à-dire dont l’organisme ne correspond pas à des critères de difformisme sexuel entre homme et femme habituels, sont actuellement opérés d’office par les médecins en urgence, alors même que, dans toute une partie des cas du moins, ces opérations ne sont pas motivées par une urgence médicale liée à la santé de l’enfant, mais bien par des critères esthétiques et culturels fondés sur ce qu’il faut bien appeler une tradition et sur ce qu’il faut bien appeler des préjugés. Ces opérations sont d’autant plus contestables que les critères de dimorphisme sexuel appliqués aux nouveaux-nés intersexes se sont avérés par ailleurs obscurs et plus restrictifs que ce qu’on constate réellement quand on étudie le reste de la population humaine  (je renvoie à ce sujet à l’ouvrage d’Anne Fausto-Sterling, Corps en tout genre).

Le consentement mutuel

Les sexualités, qu’elles soient hétéros, homos, bi, pan ou étiquetées comme vous voudrez, se fondent sur la notion de consentement. Elles sont avant tout une affaire d’adultes consentants. Ce rappel basique permet déjà d’évacuer certains des arguments les plus caricaturaux des conservateurs au sujet des minorités sexuelles. Non, légaliser le mariage entre des couples de même sexe ne risque pas d’ouvrir la porte à toutes les fenêtres, ni de déverrouiller la boîte de Pandore, ni, donc, de «mener à la pédophilie» ou à «la zoophilie», comme on l’a hélas encore entendu à l’Assemblée nationale il y a trois ans pendant les débats sur le mariage. Voici la définition d’un acte sexuel conforme aux bonnes mœurs et à la légalité : les personnes qui concrétisent leur attirance et/ou leurs sentiments par des caresses ou un rapport sexuel quelconque après s’être assurées que chaque partenaire était responsable, lucide et consentant, sont deux personnes qui ne font rien de mal.

Cela représente une extension du domaine de l’acceptable en matière de sexualité, et c’est un progrès à mon sens. Mais il est évident (sauf que cela va mieux en le disant, visiblement) qu’une telle évolution des mœurs ne signifie en rien que tout serait permis. La notion de consentement en est la garantie. Si la pédophilie est et doit rester répréhensible, c’est parce qu’il est impossible qu’une relation sexuelle saine s’établisse entre un enfant et un adulte, pour la bonne raison qu’un enfant n’est pas en état d’accorder son consentement dans ce domaine (pour toutes sortes de raisons liées à la fois au stade de développement de son corps, puisqu’il n’a pas encore atteint l’âge de la maturité sexuelle, mais aussi au développement de son esprit et de son affectivité, qui ne sont pas encore mature, et enfin aussi à ses relations avec les adultes qui sont placées intrinsèquement sous le signe d’un rapport d’autorité qui fausse le consentement). Si la zoophilie est et doit rester répréhensible, c’est aussi entre autres pour une question de consentement, car les humains et les autres animaux ne peuvent pas communiquer (ou en tout cas pas assez bien) pour qu’un consentement puisse s’échanger, sans parler du fait que la plupart des animaux domestiques se trouvent également pris dans un rapport d’autorité avec les humains qui fausse là encore le consentement.

Non seulement les revendications des homos et des bi au droit de sortir avec des gens du même sexe ne sapent pas le fondement de quelconques bonnes mœurs, mais j’irai jusqu’à dire que la société qui nous a parfois adressé des reproches et des accusations aussi calomnieuses ferait bien de prendre des notes quand des LGBT réfléchissent sur l’importance du consentement. Cette question est primordiale pour la justice au sein de toute la population et pour la sécurité de tout le monde, sans distinction de sexualités ou de genres. Bien des groupes féministes dénoncent ce qu’ils appellent la «culture du viol» (à quoi elles font encore trop d’honneur, car quoi que ce soit qui se base sur le viol ne mérite pas le nom de culture à mes oreilles).

Or une société où les femmes se sont harceler quotidiennement dans la rue, une société où les gens n’osent trop souvent pas porter plainte pour attouchements ou viol auprès de policiers encore beaucoup trop mal formés sur ces sujets et prompts à véhiculer des préjugés culpabilisants, une société où des livres comme Cinquante nuances de Grey peuvent propager les mensonges les plus nauséabonds au sujet des pratiques sexuelles de domination et de soumission (alors que dans la réalité ces pratiques sont basées sur le consentement, de façon encore plus cruciale et attentive qu’ailleurs, si c’est possible), une société où l’éducation sexuelle tarde encore à placer cette notion de consentement à la place centrale qui doit lui revenir, est une société qui a bien des choses à apprendre de ses minorités sexuelles. Rappelons qu’en France le viol n’est réprimé par la loi que depuis 1810, ce qui est terriblement récent, et que jusqu’en 2010, quand une personne était accusée d’en avoir violé une autre, on considérait comme au bénéfice de la personne accusée le fait d’être le mari (ou l’épouse) de la victime, comme si un mari avait par défaut le droit de faire ce qu’il voulait du corps de sa femme au lit.

La confiance

La notion de consentement mutuel forme une clé de voûte des réflexions sur les relations sexuelles et sentimentales entre les personnes. Des critères qui définissent traditionnellement une relation, par exemple la notion de couple (deux partenaires plutôt que trois ou plus) ou encore l’exclusivité sexuelle et l’exclusivité amoureuse, ne sont plus au cœur de la définition d’une relation. Ils peuvent être discutés et définis entre les partenaires et changer au fil de l’histoire de la relation, dans la mesure où chacun donne son accord et y trouve son compte. Mais cette plus grande liberté n’est possible qu’à la condition sine qua non que toute la relation (dût-elle durer une soirée, un mois, un an, dix ans ou toute la vie) soit fondée sur la confiance entre les personnes qui s’y impliquent, ce qui suppose de recourir à la discussion et de se montrer sincère, franc et à l’écoute de l’autre.

Or cela n’a rien d’une facilité, dès qu’on y réfléchit un instant. Là encore, les conservateurs ne cessent de prétendre que telle ou telle pratique ou modification de la loi incite les gens à l’irresponsabilité, que les gens ne s’investissent plus autant dans leurs unions ou qu’ils n’ont plus le sens du devoir… mais on leur rétorque, et avec raison, qu’il vaut mieux six mois ou trois ans d’une relation sincère, approfondie, respectueuse, aimante et épanouie, et qui en cas de besoin puisse se terminer par un divorce, plutôt qu’un mariage pour la vie qui se change tôt ou tard en une mascarade hypocrite et irréversible ! Qu’on ne vienne pas prétendre, donc, que les gens d’aujourd’hui ne savent plus aimer ni s’engager, et qu’on cesse de balayer sous le tapis ces milliers et ces milliers de vies de couples qui, pendant des siècles, ont été gâchées par l’impossibilité de divorcer ou par l’opprobre qui frappait les premiers qui se résolvaient à le faire.

 Au passage, je parle là de nouvelles possibilités ouvertes par la réflexion et l’expérimentation. Certaines de ces possibilités n’ont d’ailleurs pas de lien particulier avec les minorités sexuelles : la non-exclusivité ou le polyamour, par exemple, concernent largement les personnes hétérosexuelles. Il y a des hétéros intéressés par ce type de réflexion et de tentatives, tout comme il y a nombre d’homos, de bis et d’autres membres des minorités sexuelles qui sont très contents du modèle traditionnel du couple exclusif fondé sur un fort attachement sentimental. Voici donc déboulonné un autre argument largement utilisé par les réactionnaires : celui selon lequel offrir aux gens une nouvelle possibilité reviendrait à opérer un remplacement faisant de cette nouveauté la future seule façon de faire possible. Un argument qui ne doit rien à la logique et beaucoup à la peur fantasmatique (ou à la mauvaise foi).

Un rapport apaisé au plaisir

Nous parlions tout à l’heure du respect de l’intégrité du corps. Ce respect du corps, mais aussi de la personne humaine auquel appartient ce corps, entraîne aussi un rapport apaisé à la sexualité, au plaisir et à la recherche du bonheur. Tout être humain a la liberté de chercher à s’épanouir dans le respect des autres, et tout être humain adulte peut avoir une sexualité.

Cela signifie que, dès lors que les gens respectent les autres, il est absurde de chercher à les culpabiliser à cause des attirances ou des sentiments qu’ils ressentent. Il est absurde, aussi, de vouloir réduire la sexualité à la seule reproduction. Une telle approche de la sexualité, profondément malsaine, est le produit d’un héritage culturel fondé sur des mythes politiques et religieux et sur un état obsolète du savoir scientifique.

En matière de vie sexuelle et sentimentale, tout comme dans les autres domaines du savoir, il est primordial de se tenir au courant de l’avancée des recherches, sous peine de ne rien comprendre à rien et de vivre une vie d’angoisses irrationnelles. Or, par une contradiction étrange, beaucoup de gens, qui ne concevraient pas d’ignorer que la Terre est ronde et qui sont prompts à s’intéresser à la physique quantique, ne voient pas de problème avec l’idée de vivre toute leur vie d’adulte sur une conception étonnamment anachronique et simpliste des différences entre homme et femme ou de ce qu’est la sexualité. Je sais que la sexualité relève de l’intime, mais on s’attendrait à ce qu’une fois l’âge adulte atteint, tout le monde prenne la peine de se documenter correctement sur un sujet aussi important plutôt que de s’en tenir à des clichés et à de vieux bouts de cours de collège mal compris.

Le problème des clichés sur la sexualité ou sur les différences entre hommes et femmes n’est pas seulement qu’ils sont faux, c’est aussi qu’ils entretiennent une confusion complète entre (pour aller vite) ce qui relève de la nature et ce qui relève des cultures humaines.

Par exemple, combien de gens sont encore persuadés que la sexualité est naturellement «faite pour» la reproduction ? On croise même parfois cette analyse de zoologue évolutionniste de comptoir selon laquelle le plaisir sexuel ne serait là qu’à titre de ruse de mère Nature pour attirer les petits spermatozoïdes dans le vagin de la dame. Or ce genre de considération est complètement obsolète ! Il suffit même de réfléchir deux minutes pour s’en affranchir. Le rôle de la sexualité dans les cultures humaines depuis des millénaires dépasse très, très largement cette seule fonction reproductive ! En plus, la zoologie a montré l’importance énorme du plaisir dans la vie sociale de plusieurs autres espèces animales (les bonobos et divers singes proches de l’homme, mais il y en a sûrement d’autres). Et il est important de lutter contre ce cliché, souvent utilisé comme argument pseudo-scientifique par les homophobes pour cantonner l’homosexualité à un statut inférieur à celui de l’hétérosexualité (quant aux bis, qui bousillent complètement cette hiérarchie inepte, ces gens n’en connaissent sans doute même pas l’existence…).

Autre exemple : l’idée qu’un rapport sexuel est censé consister avant tout en la pénétration du vagin d’une femme par un pénis d’homme. Or c’est une idée conditionnée par le cliché que nous venons de voir. Dès qu’on se renseigne un peu sur les pratiques sexuelles réelles des humains du présent ou du passé, la définition réelle d’un rapport sexuel tient plutôt au principe général selon lequel des humains se font mutuellement plaisir à l’aide de leur corps (et parfois d’outils, puisque les humains aiment décidément utiliser des outils dans tous les domaines). Il n’y a donc aucune raison d’accorder un statut de modèle à la pénétration vaginale. En plus, une étude non biaisée de la sexualité féminine montre que la stimulation du clitoris d’une femme s’avère souvent aussi (voire plus) agréable que la pénétration proprement dite, pour la bonne raison que c’est dans le clitoris et autour de l’ouverture du vagin (et non à l’intérieur) que se trouvent les terminaisons nerveuses les plus nombreuses et donc les plus susceptibles de faire ressentir le plaisir.

Ces clichés puérils, nombre de personnes hétérosexuelles sont amenées à vivre avec eux, faute d’avoir l’occasion de réfléchir sur leur propre sexualité autrement que par des sources rares et pas toujours très fiables (je pourrais par exemple parler du discours prescriptif, culpabilisant et conservateur de beaucoup de magazines féminins sur le sujet, mais la pornographie destinée à un public masculin n’est guère plus formatrice). L’avantage de se découvrir homo ou bi est qu’on est beaucoup plus souvent amené à lire de la documentation permettant de compléter et de mettre à jour son éducation sexuelle, par exemple dans les brochures ou sur les sites de prévention diffusés par l’État ou les associations LGBT. Les lieux de sociabilité LGBT, matériels ou en ligne, sont aussi des endroits où l’on est beaucoup plus souvent amené à parler de sexualité autrement que sur le mode de la blague salace ou de l’allusion timide (même s’il y en a aussi). De ce fait, les gens LGBT réfléchissent plus souvent sur leur sexualité, ce qui les rend potentiellement plus matures dans ce domaine (même si je ne parle là que d’un ensemble de facteurs et non d’une réalité systématique : il y a aussi des ignares et des boulets là comme partout). En tant que bi, j’ai l’impression de lire plus souvent des brochures, articles ou livres sur la sexualité, les pratiques sexuelles et les infections sexuellement transmissibles que beaucoup d’hommes hétérosexuels de mon âge, et j’ai aussi l’impression d’avoir un rapport moins timide et plus mature à ce domaine.

Là encore, il me semble que la société a beaucoup à apprendre des minorités LGBT et ferait bien de réfléchir autant qu’elles sur la sexualité, histoire de pourfendre enfin nombre de clichés et de représentations archaïques qui entravent encore beaucoup la vie des gens. C’est d’autant plus nécessaire que cet état de fait maintient nombre de gens dans un état de mal-être ou de culpabilité vis-à-vis de leur propre corps et de certaines des choses qu’ils font avec, le tout sans raison. Jouissez sans entraves et sortez couvert-e-s, voilà tout…

La laïcité

Voici encore une de ces grandes valeurs portées par les LGBT mais qui n’a en fait rien de spécifique aux intérêts de ces minorités, puisqu’elle rejoint pleinement les grandes luttes de l’histoire politique française et l’intérêt général. L’État et les églises ont été séparés. Il n’y a plus en France de religion d’État.

On connaît bien ce que cela signifie en matière de liberté des cultes : l’État accorde au peuple français la pleine et entière liberté de ses croyances et pratiques religieuses éventuelles, ce qui est un progrès par rapport aux siècles passés où vous pouviez vous faire arrêter, emprisonner ou massacrer sur ordre des autorités simplement parce que vous ne croyiez pas à ce qu’il fallait (si cela ne vous dit rien, renseignez-vous donc sur les guerres de religion en France au XVIe siècle, par exemple…). Mais ce n’est pas tout !

Car cette séparation a une conséquence encore plus profonde et tout aussi importante : elle veut dire que la réflexion philosophique et morale qui fonde les valeurs communes à l’origine des lois françaises n’est plus fondée sur des valeurs religieuses (sur les préceptes prônés par un texte sacré quelconque, par exemple), mais sur une philosophie et donc une morale commune déterminée par le peuple français.

Pourquoi est-ce si important de garder cela en tête ? Parce que, pour que la liberté de pensée mais aussi de mode de vie de chacun soit réellement respectée, il faut que les lois que l’État français adopte reflètent la volonté de tout le peuple français (en bonne démocratie) et non pas la volonté d’une religion quelconque. Or on sait le poids historique («poids» à tous les sens du terme) de la religion chrétienne et en particulier catholique sur l’histoire de France. La séparation de l’Église et de l’État n’a été réellement effective dans les lois qu’au tout début du XXe siècle, ce qui est terriblement récent, là encore. Et elle n’a rien de facile à faire respecter, surtout sur les questions morales où chacun a vite fait de s’imaginer détenir le seul bon système de pensée possible. C’est un apprentissage de la discussion en commun en France entre croyants et non croyants de tout type, et cela suppose un effort réel d’écoute de l’autre.

Vous voyez où je veux en venir : je veux en (re)venir à la question du mariage. Les minorités sexuelles réclamaient le droit de pouvoir s’unir avec une personne de même sexe par les liens du mariage, le mariage civil, le mariage en tant qu’institution de la République française, afin de bénéficier des mêmes droits et devoirs aux yeux de la loi française que les couples de sexes différents. Il y avait des années que l’opinion publique était favorable à cette loi. Un président, François Hollande, avait inclus cette proposition de loi dans son programme de campagne et avait été élu, entre autres, sur cette base (engagement qu’il a respecté, chose assez rare pendant son mandat pour être signalée). Un droit s’ouvrait à tous, sans priver personne. L’amour, le couple, l’union volontaire entre deux personnes aux yeux du pays, allait pouvoir être célébré par les couples de même sexe. Un progrès important pour mieux intégrer les minorités, bon pour la stabilité de la vie, bon pour le moral, bon pour la morale, et même pour l’économie si vous voulez.

Mais on a pu voir en 2013 à quel point toute une partie du clergé catholique français et toute une partie des chrétiens n’avaient toujours pas compris la séparation de l’Église et de l’État et la distinction, pourtant cruciale, qui en a résulté entre l’institution du mariage civil et celle des mariages religieux de toute sorte. Oh, en paroles, ils se disaient très attachés à la laïcité, mais, quand le moment est venue de la respecter pour de bon sur un sujet de société important, ayant des conséquences pratiques pérennes sur la vie de toute la population française (car c’était un droit accordé à tout le monde, y compris aux gens qui se définissent comme hétérosexuels, précisément parce que le texte de la loi ne fait aucune distinction entre des orientations sexuelles quelconques), quand il a fallu mettre en pratique ce principe, donc, là, c’était un tout autre son de cloche.

Que n’a-t-il pas fallu entendre de la part des Barbarin, des Boutin, des Vanneste, des Mariton, de Benoît XVI en personne ! Quelles compromissions, quels conflits d’intérêt, quels arrangements nauséabonds avec la morale de la part de tous ces gens qui prétendaient venir nous la faire ! Et cela, en plus, au nom de tous les chrétiens de France, alors même qu’un sondage commandé par le journal chrétien La Croix révélait qu’un tiers des chrétiens interrogés était favorable à la loi, un tiers dont l’avis se trouvait réduit au silence par un clergé davantage attaché à diffuser à tout prix ses croyances dans le monde plutôt qu’à respecter la République ou même à respecter l’avis de leurs ouailles.

C’était là un danger pour la République, c’était un rendez-vous important pour le clergé et pour les chrétiens de France, un rendez-vous dont l’issue a été plus que mitigée, il faut le dire (et le regretter). Notez que je parle principalement de cette religion-là car c’est celle qu’on a le plus entendu, celle qui a tenté de peser de tout son poids (encore) sur ce débat et contre ce progrès de la loi. Mais les mêmes amalgames ont parfois été tentés par des représentants d’autres religions, rabbins ou imams par exemple. L’ampleur du juggernaut réac était toutefois moins caricaturale.

Alors, oui, il faut réclamer encore et toujours le respect de la laïcité, continuer à réfléchir dessus, à l’appliquer de manière juste en l’exigeant de la part d’absolument toutes les religions… Et il faut cesser d’écouter les conservateurs qui tentent de faire croire à je ne sais quel complot ou égoïsme de la part des personnes LGBT. À ceux-là, je réponds : la façon dont un État traite ses minorités est un indicateur important de l’application effective des valeurs et des principes qu’il revendique et sur lesquels il prétend fonder sa légitimité. Les droits des personnes LGBT ne sont rien de plus ni rien de moins que les droits de l’Homme. Et sur la question de savoir si deux hommes ou deux femmes peuvent s’unir par un mariage civil, personne n’aurait dû venir tenter un quelconque amalgame avec je ne sais quelle conception religieuse du mariage. Ces tentatives d’amalgame ont été autant de tentatives de la part des institutions religieuses pour nier une valeur fondamentale de la République française, et cela devrait indigner tout le monde, toutes orientations sexuelles confondues.

Dans ce débat sur l’ouverture du mariage civil aux couples de même sexe, qui, alors, a fait preuve de bonnes mœurs, et qui s’est soucié de l’intérêt général ? Les minorités sexuelles, qui ont tout fait pour que le fonctionnement normal des institutions de la République soit respecté ? Ou bien les conservateurs et les réactionnaires qui ont tout fait pour faire oublier aux citoyens le principe même de la laïcité, qui ont diffusé mensonge sur mensonge au sujet de l’histoire du mariage, qui ont parfois été jusqu’à harceler des hommes et des femmes politiques favorables à la loi ? Là encore, parlons-en, des bonnes mœurs !

 Conclusion

Le respect de l’intégrité du corps de tout le monde, le consentement, mutuel au centre de tout, la sincérité et la confiance entre les personnes impliquées, un rapport au plaisir assaini grâce à une meilleure éducation sexuelle combattant des préjugés culpabilisants aussi anachroniques que tenaces, l’exigence du respect des grandes valeurs de la République comme la laïcité… Comme on le voit, les minorités sexuelles comme les homos et les bi ne menacent pas vraiment la France de décadence morale, mais bien plutôt d’un progrès moral. Il y a là un travail de réflexion énorme, qui travaille à des relations sexuelles et sentimentales plus attentives entre les humains, des relations toujours plus humaines, en somme.

Les gens qui s’imaginent que les droits des homos ou l’existence de la bisexualité sont les signes de la fin du monde le font par ignorance, par inquiétude, par crédulité après avoir lu ou entendu de propos réactionnaires. Cet article est là pour les détromper, dénouer des malentendus absurdes et aussi, oui, pour vous faire la morale tout en vous redonnant le moral. Mon propos est tout sauf complet, puisqu’il y faudrait un livre entier au moins pour rendre justice à la complexité de chacun des domaines que j’ai abordés là. Il ne vise qu’à fournir un aperçu de quelques points importants parmi les valeurs morales défendues par les LGBT et plus généralement par les minorités sexuelles. J’espère tout de même qu’il aura été utile.