Les bi américains dénoncent le "problème bi" de Google

Tout a commencé le 18 juillet, lorsque Faith Cheltenham, la présidente de l’association bisexuelle américaine BiNet USA, a publié sur le blog « Gay Voices » du Huffington Post un article intitulé « Google’s Bisexual Problem ». Elle s’y étonnait de l’étrange traitement réservé par le moteur de recherche Google aux mots-clés concernant la bisexualité (« bisexuality », « bisexual », mais aussi les mots français).

On n’est pas aidés

Le moteur de recherche de Google, dont on connaît l’ascension fulgurante due à ses performances hors du commun, possède deux outils qui font beaucoup pour sa rapidité et qui ont été repris par pas mal d’autres moteurs. L’un, intitulé « Auto Completion », affiche des suggestions automatiques chaque fois que l’internaute commence à taper un mot dans le formulaire de recherche (par exemple, si vous tapez « lesb », vous devriez avoir droit à des suggestions comme « lesbienne » ou « lesbianisme »). L’autre, plus récent, intitulé « Instant Search », opère sur les systèmes les plus rapides et consiste pour Google à commencer à proposer des résultats avant même que vous n’ayez terminé de taper les mots-clés de votre recherche. (Ce truc doit être un gouffre à énergie terrible, mais ce n’est pas le sujet.)

Or Faith Cheltenham s’est rendue compte d’une chose curieuse : lorsqu’on commence à taper des mots comme « bisexual » ou « bisexuality », aucune suggestion ne s’affiche et Google ne commence pas à faire la recherche. Elle a mis en ligne une vidéo Youtube  montrant la différence. J’ai moi-même fait le test avec les mots français « bisexualité » et « bisexuel » : mêmes absences de suggestions et de résultats instantanés.

Ce détail est moins anodin qu’il n’en a l’air. Lorsque vous cherchez quelque chose sur Google, vous avez l’habitude d’avoir l’impression que plein de gens avant vous ont déjà cherché les mêmes choses, et la recherche automatique vous montre dès le départ qu’il y a bel et bien plein de résultats sur le sujet en question. Mais si vous ne voyez pas la moindre suggestion s’afficher ? Vous aurez l’impression que personne ne cherche ça d’habitude. Idem pour l’absence de résultat : cela donne l’impression qu’il n’y a rien à trouver.

Ces deux impressions sont évidemment fausses. Mais elles ne sont pas dénuées d’impact potentiel sur les utilisateurs. On connaît le contexte actuel, très crispé, aux États-Unis sur la question du suicide chez les jeunes appartenant aux minorités sexuelles. Cheltenham estime (à juste titre, je trouve) qu’une telle différence peut renforcer le malaise des internautes mal dans leur peau et qui tenteraient de chercher des informations sur la bisexualité sur Internet. Elle rappelle en particulier le rapport alarmant publié en mars 2010 par la San Francisco Human Rights Commission, Bisexual Invisibility: Impacts and Recommendations, qui indiquait qu’une femme bi sur deux et un homme bi sur trois auraient envisagé ou tenté de se suicider, soit des taux supérieurs à ceux observés chez les homosexuel-le-s (eux-mêmes supérieurs à ceux observés chez les hétérosexuel-le-s). On sait d’ailleurs que c’est la même chose au Royaume-Uni. (En France, à ma connaissance, il n’y a pas encore eu d’étude à ce sujet…)

L’accès aux sources d’information sur la bisexualité est donc porteur d’enjeux cruciaux, et un « détail » comme celui-ci peut être lourd de conséquences, disons, dérangeantes. Et comme Google n’est pas exactement un petit moteur de recherche obscur que personne n’utilise…

Il y a donc deux choses alarmantes dans le « problème bi de Google ». La première, c’est qu’on s’explique mal l’absence de suggestions automatiques pour l’auto-complétion des mots-clés et pour les résultats de la recherche instantanée. Pourquoi diable cette différence dans les paramètres du moteur de recherche ? La seconde, ce sont les conséquences de cette différences pour les utilisateurs.

En réponse, Google fait des yeux de Bam… bi

Faith Cheltenham indique qu’en 2010, année où Google a commencé ce blocage, le Google Help Desk avait indiqué que cette différence était « un bug » qui « allait être réparé ». Mais au printemps 2012, rien n’avait bougé. D’où nouvelles démarches de Cheltenham, qui a obtenu le 2 juin cette réponse d’un porte-parole de Google :

« As you say, we’re strong LGBT supporters. Sometimes perfectly good search terms can trip up our algorithms that decide whether to show instant results. This can happen when our automatic filters detect a strong correlation on the (unfiltered) Internet between those terms and pornography. The effect varies from term to term, and keep in mind we handle billions of queries each day, 16 percent of which are new to us each day, across 146 languages. But we appreciate your feedback — it’s this kind of case that motivates us to keep working on our algorithms so we can get people the information they need as quickly as possible. » – Google Spokesperson, July 2nd 2012

Je traduis :

« Comme vous le dites, nous sommes fortement engagés en faveur des LGBT. Parfois, des termes de recherche parfaitement valides peuvent faire s’emmêler les pinceaux à nos algorithmes qui décident s’il faut ou non montrer des résultats instantanés. Cela peut arriver lorsque nos filtres automatiques détectent une forte corrélation sur l’Internet (non filtré) entre ces termes et la pornographie. L’effet est variable selon les termes, et gardez en tête que nous gérons des milliards de requêtes chaque jour, dont 16% sont nouvelles pour nous chaque jour, en 146 langues. Mais nous apprécions vos retours : c’est ce genre de cas qui nous motive à poursuivre notre travail sur nos algorithmes afin de pouvoir procurer aux gens les informations dont ils ont besoin aussi rapidement que possible. – Porte-parole de Google, 2 juin 2012

Google sollicite donc notre compassion : il est vrai qu’ils n’ont jamais mis en avant la rapidité et la fiabilité de leurs résultats, ni leur capacité en tant qu’entreprise à être meilleurs que les autres, et que ce n’est pas du tout comme ça qu’ils ont accédé à leur position dominante actuelle sur le marché. Il est vrai aussi qu’ils ont peu de moyens, peu d’employés et que deux ans est un délai bien court pour corriger un « bug ». On imagine les algorithmes animés d’une vie propre, dans les tréfonds des lignes de code, échappant peu à peu au contrôle des informaticiens, tels des raptors à Jurassic Park. Encore quelques messages comme ça et ils vont nous refaire Ghost in the Shell.

Bref, en ce qui me concerne : excuses non acceptées, capitaine Google.

Quant à l’argument de la pornographie, il me laisse plus que sceptique. Expliquez-moi comment le terme « bisexualité », associé à une orientation sexuelle qui commence à peine à faire un peu parler d’elle, pourrait être davantage associé à la pornographie que des mots comme « gay » ou « lesbienne » ou que les contenus pas spécialement labellisés avec des termes LGBT ? Y a-t-il donc une telle quantité de contenu pornographique spécifiquement labellisé comme « bisexuel » sur le Web ? Ou alors c’est ça, la matière noire de l’univers ? Sérieusement…

Mais au fond, ce n’est même pas à moi de chercher d’où peut provenir le problème : c’est aux équipes de Google de le faire. Le fait est qu’il y a un problème et que ce problème entraîne une inégalité de traitement entre les différentes orientations sexuelles sur le moteur de recherche Google.

De quoi écorner l’image impeccablement LGBT-friendly que s’est construite l’entreprise auprès du grand public.

Le coup de grâce ? En 2010, le problème concernait aussi un autre mot : « lesbian ». De plus en plus embêtant. Sauf que, toujours selon Cheltenham, le mot « lesbienne » a été débloqué depuis… mais pas les mots-clés concernant la bisexualité. Décidément, les voies des algorithmes sont impénétrables. De quoi se demander si Google ne se moque pas un peu du monde (et des bi en particulier). Et de quoi donner envie de recourir plutôt à d’autres moteurs de recherche, par exemple ceux qui n’emmagasinent pas les données des utilisateurs, comme Ixquick ou Duckduckgo.

Les bi persistent, et demandent à signer

La communauté bi américaine n’a pas l’intention d’en rester là, et c’est pourquoi une pétition a été lancée sur Change.org : « Google’s Technical Staff: Stop blocking the word « bisexual » from instant search results ».Pas besoin d’être américain pour signer, naturellement !

Je traduis le texte de la pétition si vous ne lisez pas l’anglais :

« Aux équipes techniques de Google : cessez de bloquer le mot « bisexuel » dans les résultats des recherches instantanées

Google a été un partisan de longue date des combats menés pour l’égalité des LGBT. Bloquer ce terme ne dénote pas une volonté d’inclusion et permet à un mythe répandu sur la bisexualité – selon lequel elle n’existerait pas réellement – de persister.

En tant que membre de la communauté bisexuelle, cela me choque personnellement. J’ai été l’objet de beaucoup de préjugés et de stéréotypes. Bloquer l’accès à l’information ne fera que perpétuer la biphobie.

Ou bien imaginez des adolescents et des adultes qui pensent qu’ils pourraient être bisexuels et qui se tournent vers Google pour chercher des informations. Que trouveraient-ils ? Qu’est-ce que cela leur ferait croire ?

 Imaginez aussi : vous êtes un parent dont l’enfant vient juste de faire son coming out en tant que bisexuel. Vous vous tournez vers Google pour chercher des informations sur la meilleure manière de soutenir votre fils ou votre fille. Néanmoins vous vous heurtez à des barrages routiers qui limitent ce que vous trouvez. Qu’éprouveriez-vous dans une pareille situation ?

 Je pense que Google a la responsabilité de refléter pleinement son soutien à la communauté LGBT et de faire avancer notre égalité avec les autres. Avec ce blocage toujours en place, ce n’est qu’une égalité partiale qui est reflétée.

 En signant cette pétition, vous demandez à Google de refléter de façon plus complète son engagement à soutenir la communauté LGBT. »

Notez que la pétition se concentre sur la contradiction entre le discours officiel de Google (qui se présente comme pleinement LGBT-friendly) et la réalité des paramètres de son moteur de recherche.

Affaire à suivre : j’espère que cette affaire fera encore parler d’elle, et que Google sera contraint de réagir. Ces algorithmes qui deviennent incontrôlables même pour les experts de Google, c’est tout de même flippant.

16 réflexions sur « Les bi américains dénoncent le "problème bi" de Google »

  1. j’ai pu remarquer également que quand je tape lesbienne sur google au suggestion ne s’affiche. Avec les trois première lettre « les » ont peut trouvé des résultats mais quand on rajoute le « b » plus rien….. bref la pétition est signé.

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  2. Juste pour voir j’ai fait l’essai sur Google.fr
    Il n’y a aucune suggestion si l’on commence à taper les lettres du mot bisexuel, en effet. Mais avez-vous fait l’essai pour les autres mots de LGBT ?
    Parce que toujours sur Google. fr, il n’y en a pas non plus pour lesbienne, pour transsexuel, et pour homosexuel, on fini par obtenir « homosexual »…
    Donc si problème il y a, il est plus large non ?

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  3. «. L’un, intitulé « Auto Completion », affiche des suggestions automatiques chaque fois que l’internaute commence à taper un mot dans le formulaire de recherche (par exemple, si vous tapez « lesb », vous devriez avoir droit à des suggestions comme « lesbienne » ou « lesbianisme »).»

    Euh, pas chez moi en tout cas (avec la version françasise du moins), «lesbi*» fait aussi partie des mots qui ne bénéficient pas de ça («transsex*» et «bisex*» non plus, mais «transgenre» et «pansex*» si, bizarrement)

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  4. Bonjour,
    Chez moi, google ne me propose pas de suggestion pour le terme « bisexuel », mais également pour « gay », « lesbienne » ou encore « homosexuel ». Du coup, il semblerait que le problème soulevé il y a deux ans n’a pas non plus été réglé pour ces termes là…

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  5. hum.

    « Ces algorithmes qui deviennent incontrôlables même pour les experts de Google, c’est tout de même flippant. »

    il faudrait rester un minimum raisonnable, non? et accepter qu’effectivement, il peut être compliqué de bien gérer certains mots, très connotés, de manière automatique. ce problème se pose pou tout ce qui touche au sexe, mais aussi à la religion. de plus si des règles particulières doivent être édictés, qui édicte les règles, suivant quels critères, qui décide que par exemple un article sur yagg sur « much more pussies » est recommandable mais qu’un lien sur igor qui se tape deux nanas qui se caressent du bout des ongles ne l’est pas?

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  6. J’ai essayé sur google france et hétérosexualité n’est pas donné non plus, d’accord peu de gens vont chercher des réponses sur internet pour ce genre de sexualité mais c’est que la situation ne concerne pas que les LGBT. On est pas forcément ostracisé.. (en france du moins).

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  7. J’ai également essayé avec certains mots (trans, lesb, bisex), ils ne se « complètent » pas. J’ai essayé avec d’autre mots, genre « saphisme », là aussi, dès « saph », ça ne complète plus. Coincidence ? ^^ Sur google.ch, les mots comme homosexuel et hétérosexuels se complètent, par contre.

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  8. J’pense que c’est effectivement un bug d’algorithme parce que en faisant exprès de taper certains mots faux (en inversant certaines lettres), la recherche m’a proposé lesbienne et saphisme ^^

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  9. Google ignore superbement « homosexuel » mais pas « homosexual », comprenne qui pourra… je crois qu’ils ne savent pas eux-mêmes où ils en sont !

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  10. A priori ce n’est pas un problème LGBT, c’est juste que Google bloque automatiquement l’auto-complétion de tous les mots qui touchent au sexe ou à la sexualité. Du coup si on tape « sexu » sur Google on tombe sur « sexuality », qui est un mot anglais donc non banni en français, mais pas sur « sexualité ».
    Par ailleurs, quand on tape « françois hollande », la première suggestion est « françois hollande juif », et c’est pareil pour beaucoup de personnalités publiques…
    Bref, il faut que Google fasse un effort de rationalisation concernant cette censure dans l’auto-complétion.

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  11. par rapport à la bisexualité et la pornographie, à mon avis, bcp d’hommes hétéros qui fantasment sur les lesbiennes doivent en fait faire ce genre de recherches… mais je peux me tromper!

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