Dix raisons de se réjouir après le débat sur le mariage

 Notre pays ne philosophe pas assez et a une furieuse tendance à voir tout en noir. Certes, nous sortons d’un débat où la surreprésentation médiatique d’une parole réactionnaire extrémiste a consterné, lassé et plus généralement usé beaucoup de monde (et pas seulement les LGBT+++, même s’ils étaient plus directement concernés que les autres). Et je ne peux qu’approuver la position intransigeante du collectif « Oui oui oui » dans son communiqué de l’autre jour et son appel à poursuivre la lutte politique et militante.

Mais malgré cela, je refuse de céder à l’amertume. Ne voir que ce qui ne va pas, ce serait déjà accorder une victoire à nos adversaires politiques, à ces extrémistes enragés pas si nombreux que ça, qui se sont ingéniés pendant des mois à faire croire à un pays progressiste, sur le point d’adopter une belle loi, qu’il était plus réactionnaire qu’il ne l’est en réalité.

Nous avons assisté, à l’échelle du pays, au même processus qu’on peut observer tous les jours sur Internet dans les commentaires aux articles de presse : sur le nombre énorme d’internautes qui viennent lire la page, une poignée d’idiots se déchaîne en postant à tout va des propos outranciers stupides et insultants… et l’internaute moyen, cédant au pessimiste, voit cinq ou dix messages et en conclut que l’ensemble de l’humanité est horrible et détestable, sans penser aux 95% de lecteurs paisibles qui n’ont rien dit. De même, gardons-nous de nous imaginer la France comme entièrement peuplée des mêmes sinistres individus qui s’entêteront à défiler dans la rue encore aujourd’hui. Car c’est là précisément ce qu’ils cherchent à nous faire croire, en dépit des résultats de plusieurs élections, des chiffres de sondages et des multiples tribunes, avis et points de vue favorables à la loi que nous avons pu lire un peu partout.

Voici donc dix raisons pour lesquelles ce débat a bel et bien réussi à faire avancer les choses dans le bon sens et qui font de l’adoption de cette loi une victoire qu’il ne faut pas bouder.

1) La consécration du concept d’homophobie. C’est ce qu’Eric Fassin appelle « l’inversion de la question homosexuelle » dans son livre du même nom (1). Au départ, c’était l’homosexualité qui était considérée comme hors normes et les propos et actes discriminatoires à son encontre n’étaient même pas remis en cause. Désormais, c’est l’inverse, et pour de bon : c’est l’homophobie qui est hors la loi. Pour les LGBT+++ c’est une évidence, mais il faut voir que ça n’en était pas une il y a encore peu de temps.

Certes l’homophobie persiste, et sous des formes toujours virulentes, mais cette radicalisation m’a toujours semblé avoir un côté désespéré. Ce clergé qui brandit des menaces de fin du monde, ces politiques qui multiplient les déclarations-choc, dissimulent mal leur décalage complet vis-à-vis de la société française actuelle, déjà favorable à la loi depuis plusieurs années. Ce à quoi nous avons assisté, surtout dans le cas de l’Église, c’est à une manifestation de rage impuissante de la part d’anciens pouvoirs qui n’ont cessé de reculer au cours des dernières décennies, qui ont vu les rênes du pays finir de leur échapper avec les dernières élections, et hurlent leur colère à l’idée de ne plus pouvoir rien contrôler. Et de fait, leur concert si bien organisé de protestations outrancières n’a pas eu la moindre prise sur la loi concernant le mariage et l’adoption (reste à veiller à ce qu’ils n’aient pas la peau de la PMA).

 2) Une prise de conscience à l’échelle du pays. C’est la conséquence de la raison précédente : maintenant, la France entière sait à quoi ressemble l’homophobie, pourquoi on a besoin d’un mot pour ça et pourquoi on veut tellement lutter contre. Rien de plus familier ni de plus évident pour une personne homosexuelle ou bisexuelle que le concept d’homophobie. Oui mais. Là où les principaux intéressés vivent avec ce concept et connaissent l’importance de la lutte contre l’homophobie depuis des dizaines d’années, l’hétéro moyen, celui qui ne fréquente pas ou peu d’homos et ne connaît absolument rien à la communauté ou à l’histoire des luttes pour l’égalité des droits, celui-là n’avait souvent de l’homophobie qu’une image assez vague et désincarnée, au point qu’il arrivait à mes amis hétéros de hausser les épaules ou de faire des mines du genre « Tu en fais trop » quand j’employais ce terme.

Je peux vous assurer que ce n’est plus le cas maintenant. Certes, le sursaut rageur des paroles homophobes a été douloureux pour tout le monde, mais il a achevé de faire prendre conscience au pays tout entier que oui, l’homophobie existe, qu’elle est une menace réelle et qu’elle mérite d’être combattue avec vigilance. Mieux, la figure de l’homophobe a désormais rejoint les caricatures politiques et devient la risée des dessinateurs de presse et des chroniqueurs humoristiques (les mêmes qui faisaient encore des blagues douteuses sur les homos il n’y a pas si longtemps).

3) La libération de la parole des victimes. C’est une raison limitée de se réjouir, certes, mais c’est là encore une avancée réelle : les homophobes parlent et agissent, mais désormais leurs victimes parlent et agissent aussi. La progression des chiffres des plaintes et des témoignages reçus par SOS Homophobie dans son rapport 2013 appelle une double lecture, qui n’a pas échappé à l’association : cette progression n’est pas due seulement à une augmentation brute des propos et des actes homophobes, mais aussi au fait que les victimes ont davantage le réflexe de parler et de recourir aux associations qui peuvent leur venir en aide. Or le silence des victimes contribuait à faire persister des situations iniques, et briser ce silence est une condition importante pour faire changer les choses. Il est important de voir que désormais les victimes savent qu’elles ne sont pas seules et qu’elles ne doivent pas rester isolées.

4) Une nouvelle génération de militants pour l’égalité des droits. S’il ne faut pas minimiser la violence des opposants à la loi, on ne peut pas non plus oublier si vite les très nombreux soutiens qui ont rejoint le combat en faveur de l’égalité. Pour les LGBT+++, c’est une nouvelle page de l’histoire de leurs luttes qui vient de s’écrire. Elle a été l’occasion d’une prise de conscience de la part de nouvelles générations qui ont découvert l’engagement militant, les manifestations, la bataille pied à pied dans les conversations et sur le Net. Pour beaucoup de jeunes, elle a été l’occasion de faire leur coming out et de s’engager politiquement. Pour un nombre non négligeable d’anciens, elle a été l’occasion de sortir enfin de l’ombre et du silence.

Mais nous n’étions pas seuls : de très nombreux hétéros se sont eux aussi engagés en faveur de la loi, ont publié des tribunes, ont posté des messages et des témoignages, et sont descendus battre le pavé pour refuser fermement le nivellement du débat par les extrémistes réactionnaires. J’ai ici le plaisir de parler à partir de mon expérience personnelle. En tant que bi, je n’avais jamais fait autant de manifestations en si peu de temps dans ma vie, et je les ai faites avec plaisir, parfois la rage au cœur, avec la conviction qu’il ne faut renoncer à rien. Et en tant que jeune homme, tout simplement, j’ai eu le très, très grand plaisir d’être rejoint très souvent par des amis qui s’identifiaient comme hétéros (et d’autres qui n’arboraient pas de symbole LGBT+++ évident et dont je ne demandais pas l’orientation sexuelle parce que je ne les connaissais pas beaucoup et qu’après tout ce n’était pas mon affaire). Ils étaient conscients eux aussi que cette loi ne concernait pas qu’une minorité, mais engageait les valeurs républicaines. Ils n’étaient pas directement concernés mais ont été là pour nous soutenir. Ils ont été très nombreux et nous leur devons des remerciements chaleureux.

5) Un regain d’intérêt pour le fonctionnement des institutions. Ça a été comme un cours d’éducation civique géant. Jamais depuis longtemps on n’avait suivi avec autant d’attention et de passion les travaux de l’Assemblée Nationale et du Sénat. Je pense que maintenant tout le monde est incollable sur la façon dont on légifère en France de nos jours ! On doit cela en partie aux médias (dont les médias LGBT, bien sûr, mais pas seulement) qui ont changé le parcours législatif en un véritable feuilleton. Mais on le doit aussi à un réel intérêt des citoyens pour le bon fonctionnement des institutions.

On n’a pas assez dit aussi que ce débat a montré une nouvelle proximité des citoyens avec le processus législatif. La diffusion des débats à la télévision sur LCP, la chaîne parlementaire et sur les sites de visionnages de vidéos permettait à chacun de suivre les débats en direct ou d’en revoir les moments forts : ce qu’ont dit les député-e-s peut être consulté à tout moment et ne s’oubliera pas. Le site de l’Assemblée Nationale permettait dans le même temps de consulter le projet de loi lui-même et les comptes rendus des séances. Idem pour le site du Sénat. Toutes ces pages ont été diffusées dans les médias et sur les réseaux sociaux. Par ailleurs, nous avons été incités à témoigner directement notre soutien ou notre désaccord aux personnalités politiques impliquées dans le débat. Or ce contact plus direct avec les élus et avec les institutions dans leur fonctionnement quotidien est une excellente chose, qui fait du bien à la démocratie et qui nous rappelle que c’est d’abord ça la politique, la vraie politique.

Sans surprise, les opposants, de leur côté, ont tout fait pour faire dysfonctionner les institutions : obstruction parlementaire, perturbation des séances par des militants cachés dans le public, harcèlement des élus par mail ou violence physique… cette tactique a un nom, c’est du terrorisme. Ce recours à des moyens aux marges de la légalité, voire franchement illégaux, montre en creux le désespoir des opposants et doit nous rappeler que quand la République fonctionne bien, les droits de tout le monde peuvent avancer, réellement, pour de bon. Ce bon fonctionnement des institutions au quotidien, il ne faut pas s’en désintéresser, mais le suivre attentivement et en prendre soin : sans lui, il n’y a plus de démocratie digne de ce nom.

6) L’irruption des sciences humaines dans le débat. Lisez-vous beaucoup d’articles et de livres de sociologie et d’anthropologie ? Non ? Vous devriez, ça fait beaucoup de bien. Et depuis quelques mois, vous avez pu le faire beaucoup plus facilement. En réaction à l’enfumage des opposants qui tentaient d’effrayer le badaud à coups de « changements anthropologiques » (ce qui ne veut rien dire, pas plus que « l’aberration anthropologique » de Fillon, qui ne serait décidément pas du genre à fonder un musée au quai Branly façon Chirac et aurait plutôt sa place dans Tintin au Congo), les vrais anthropologues, comme Françoise Héritier ou Maurice Godelier, ont pris la parole pour nous parler du mariage dans les sociétés humaines et de ses métamorphoses depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Hélas, hélas pour le clergé, le mariage n’est décidément pas catholique à l’origine, et le modèle étroit et mesquin défendu par les opposants à la loi est apparu comme tel. Ce regard plus vaste dans l’espace et le temps sur ce que font les sociétés humaines n’a fait que nous faire prendre conscience encore mieux de notre liberté.

Les sociologues, de leur côté, étaient déjà là depuis un moment (on les avait pas mal entendus à propos du PACS). Mais une fois encore, ils ont été là pour pourfendre les préjugés. Outre des figures modérées mais qui ont fait preuve d’une grande honnêteté intellectuelle, comme Irène Théry, je ne peux que penser aux interventions remarquables d’un Éric Fassin, d’un flegme admirable face à des interlocuteurs éructants, et toujours là pour désamorcer les peurs et détricoter les mensonges des opposants, que ce soit sur la loi du mariage ou sur les études de genre. Il faudrait aussi dire un mot des tribunes collectives de nombreuses personnalités (comme « Non à la collusion de la haine » dans Le Monde en novembre) ou des bilets consacrés à la loi par l’imperturbable avocat maître Eolas (en trois parties : une, deux, trois).

7) Une loi bi-friendly. Je m’attarde moins sur ce point parce que j’en ai déjà parlé (par exemple là) : on a beau ne pas en parler beaucoup, la loi qui vient de passer est beaucoup plus qu’un simple « mariage gay ». Elle confère de nouveaux droits à tout le monde, sans recourir à la notion d’orientation sexuelle. Et c’est très important, parce que, de ce fait, elle est autant ouverte aux monosexualités (les personnes attirées par un seul sexe : homos et hétéros) qu’aux sexualités non monosexuelles, qu’on s’identifie comme bisexuel-le ou comme pansexuel-le. C’est une loi non pas seulement gay-friendly mais LGB-friendly. D’autres combats restent à mener, comme la PMA et la reconnaissance des droits des trans, mais c’est déjà un progrès notable (et même en avance sur la visibilité actuelle des bi dans les médias).

8) Enfin une loi de gauche ! Là, on ne peut s’en réjouir que si on est de gauche, forcément. Mais enfin tout de même. Pour une fois, les choses ont été claires : c’était une loi de gauche. Dans le débat, les positions de la gauche et celles de la droite étaient diamétralement opposées (malgré quelques efforts louables mais bien trop rares de la part de quelques élu-e-s de droite). Nous avons vu s’affronter une gauche progressiste et une droite désespérément conservatrice, voire réactionnaire. Les différences radicales entre le PS et l’UMP sont apparues, tant sur la loi elle-même que sur les valeurs qui la sous-tendent. Difficile de penser qu’il n’y a pas de différence entre gauche et droite après ça ! Par ailleurs, ce débat a été un vrai baptême du feu pour toute une nouvelle génération d’élu-e-s de gauche, parmi lesquels la moindre n’était pas Christiane Taubira, à qui nous devons quelque chose de très important qui est une nouvelle rhétorique de gauche puissante et humaniste, comme il faut en avoir davantage si nous voulons vaincre les forces réactionnaires qui tentent en ce moment de tirer le pays vers le bas. C’était de la belle rhétorique de gauche : il en faudra encore, et pas qu’un peu. C’était une loi de gauche : il faut maintenant en réclamer d’autres.

9) La chute des masques à l’extrême-droite. Ouais, je suis d’accord, la parole décomplexée de l’extrême-droite n’est pas exactement une bonne nouvelle. Mais quand on y réfléchit deux minutes, sur le plan stratégique, tout est loin d’être perdu. Souvenez-vous : il y a peu de temps encore, l’extrême-droite et en particulier le FN se prétendaient gay-friendly. Ce n’était qu’un moyen d’exploiter les préjugés des gens en leur faisant croire que les homophobes sont nécessairement les étrangers (en particulier les gens du Proche-Orient, et en particulier les gens de confession musulmane, naturellement…). Il fallait vraiment être naïf pour se faire avoir par cette ficelle rhétorique grossière. Mais à force de lisser son discours, Marine Le Pen avait réussi à se refaire une respectabilité. Toute cette subtilité a volé en éclats pendant le débat sur le mariage. Marine Le Pen, soit qu’elle tombe le masque, soit qu’elle ait été dépassée par les éléments les plus réactionnaires de son parti, n’a plus pu entretenir l’illusion et s’est engagée à fond contre le mariage, au côté du GUD, de Civitas et des mouvances les plus violentes.  Le fond ressort, et il est fangeux. Or, plus la fange est visible, plus on la repère. J’espère que certains gros malins tentés par l’extrême-droite se rendent mieux compte d’à qui ils ont affaire après ça.

10) Le sursaut des croyants progressistes. Qu’on en a entendu, des propos réacs, de la part des représentants religieux et surtout (très loin devant les autres) de la part du clergé catholique ! Qu’ils ont été prompts à monter au créneau ! Avec quel bel ensemble ! Avec quelle organisation légionnaire ! Avec quels moyens financiers ! Avec quels alliés reluisants (ah, Civitas) ! À les entendre, toute la chrétienté était d’accord avec eux pour réserver la famille aux papas et aux mamans, pour tout repeindre en bleu et en rose avec des mamans légèrement moins grandes que leurs maris, bref, pour réclamer un monde parfait. Hélas ! Ils avaient malencontreusement oublié de demander l’avis des ouailles, et pas mal de brebis ont bêlé de travers. Voyez les articles sur Marianne, sur Le Monde, les tribunes publiées par des associations comme Nous sommes aussi l’Eglise et l’hebdomadaire Témoignage chrétien ; il y a même eu un site ApostasiePourTous… Ils avaient aussi oublié que, d’après une enquête de l’IFOP en août dernier, 45% des catholiques pratiquants étaient favorables au mariage pour tous : de quoi fissurer la « légitimité » du clergé antimariage.

Là encore, l’écart entre la com’ des opposants et la réalité est abyssal, pour ne pas dire caricatural. Les protestations et le ras-le-bol des chrétiens pro-mariage se sont fait entendre crescendo au fil du débat, et des associations chrétiennes pro-mariage étaient présentes dans les manifestations pour la loi. Gageons que beaucoup de croyants n’auront pas apprécié de voir leur parole et leur existence même niées par leurs représentants au sein de leur Église. Cela donnerait-il lieu (enfin) à un sursaut des chrétiens progressistes face à un Vatican et à un clergé français toujours aussi en décalage avec la société actuelle ? Ce sera à eux de jouer, mais les tensions au sein des institutions catholiques n’ont pas fini de grimper.

Voilà donc dix raisons de ne pas se croire « vaincus », comme le dit trop vite le collectif Oui oui oui (qu’aurait-il dit si la loi n’était pas passé, je me le demande). Certes, il y a encore un long et rude combat à mener, certes les réactionnaires sont virulents et ne doivent pas être sous-estimés… mais nous ne devons pas leur laisser le monopole des termes du débat, ni celui des généralités.

Il ne faut pas avoir peur de dire : nous avons gagné. Il ne faut pas avoir peur de dire : c’est l’aboutissement de plus d’un siècle de lutte pour l’égalité des droits, et ce n’est pas terminé. Il ne faut pas avoir peur de dire : nous continuerons à nous battre pour les valeurs républicaines.

Et, je le répète encore, il ne faut pas se laisser miner par la com’ des réactionnaires. Les chiens aboient, le char de la Marche des fiertés passe.

______________

(1) Éric Fassin, L’Inversion de la question homosexuelle, Paris, Éditions Amsterdam, 2005.

Ceci n'est pas une réponse aux propos de S. Dassault sur la Grèce antique

Pour qu’une réponse soit possible, il faudrait qu’il y ait réellement un propos : il n’y en a pas. Si le ridicule tuait, les paroles de S. Dassault aujourd’hui auraient constitué la plus redoutable arme qu’il ait jamais conçue, cette fois contre lui-même.  Ce ramassis de clichés grossiers, aussitôt entré dans les oreilles de quiconque a un peu étudié l’histoire, a directement rejoint le nanar club des citations de personnalités publiques.

Qui, par ici ou ailleurs, a accordé le moindre crédit à ce tableau pompier que dressait Dassault de la Grèce antique ? Qui ne sait pas que le concept de décadence a cessé d’être considéré comme une notion valide en études historiques depuis plusieurs dizaines d’années ? Qui ignore encore que la sexualité des Grecs d’il y a 2500 ans (au bas mot) n’avait à peu près rien à voir avec celles des sociétés actuelles, et qu’on ne peut parler d’homosexualité, d’hétérosexualité, de bisexualité ou même de sexualité tout court à leur sujet qu’en prenant toutes sortes de précautions de méthode ? Qui, alors, peut encore s’imaginer qu’une comparaison avec la Grèce antique, quand bien même elle serait valide (ce qu’elle n’ait pas : c’est une estropiée, voire une mort-vivante, ce que Dassautl produit de mieux, visiblement), pourrait nous renseigner sur les conséquences possibles de l’ouverture du mariage à tous les couples, de nos jours, en France ?

Non, ce qui va suivre n’est pas une réponse : c’est un sursaut de révolte devant la logorrhée coprologique éructée par ce sinistre individu et colportée par les médias, c’est une volonté de nécessaire rééquilibrage après une pareille marée noire de stupidité dans les dernières 24 heures. Comme disait Sherlock dans l’excellente série télévisée britannique du même nom : « Silence ! Vous faites baisser le QI de toute la rue. »

Alors oui, parlons de la Grèce et de la sexualité des anciens Grecs, puisqu’il est toujours bon de se cultiver. Mais parlons-en en écoutant un spécialiste, Luc Brisson, dans un utilitaire de bonne tenue, le Dictionnaire de l’Antiquité dirigé par Jean Leclant et publié en 2005 aux Presses universitaires de France. C’est parti.

HOMOSEXUALITÉ (Grèce et Rome)

Grèce. – En ce qui concerne la Grèce ancienne, le document le plus complet et le plus éclairant sur tous les aspects de l’homosexualité reste celui d’Aristophane dans le Banquet (191 d – 192 c) de Platon.

Appréhendée en termes de pénétration phallique, la relation entre un homme et une femme ne pose aucun problème pour un mâle adulte, car la femme est mise sur un rang moins élevé que l’homme dans tous les domaines, économique, social et politique, où elle est pratiquement inexistante. De ce point de vue, les problèmes n’apparaissent vraiment qu’avec le mariage, où ils sont tous reliés à l’adultère. En effet, la relation entre un homme et une femme, lorsqu’elle est sanctionnée par le mariage, constitue l’instrument privilégié qui permet à un mâle adulte de transmettre son patrimoine « génétique », économique, social et politique. Comme l’adultère introduit un élément de brouillage dans ce système de transmission, il ne peut qu’être condamné. Il va de soi que le problème se pose en amont, avec les filles nubiles que le chef de famille doit surveiller pour éviter que le brouilage ne se manifeste avant même le mariage.

Aristophane est pratiquement le seul qui, à cette époque, évoque les rapports sexuels entre femmes. La très grande discrétion sur le sujet pourrait être expliquée par les deux raisons suivantes : on se trouve dans un monde où les documents écrits sont produits par les hommes, presque exclusivement, et il est très difficile de trouver une place à ce type de rapports dans un contexte où la sexualité est appréhendée en termes de pénétration phallique.

Les choses se compliquent dans le cas des relations entre hommes, car, avant d’évoquer un certain type d’attachement permanent entre hommes, qui correspondrait à ce que maintenant on qualifierait d’union homosexuelle, il convient de parler de ce que les Grecs de l’époque archaïque et classique appelaient paiderastia, qui obéit à des contraintes d’âge et de représentation sociale tout à fait particulières. Pour faire comprendre l’originalité de ce que l’on appelait paiderastia en Grèce archaïque et classique et qui avait presque le rang d’institution dans les milieux aisés de la société athénienne, il faut évoquer les cinq particularités suivantes :

1/ La paiderastia implique un rapport non pas entre deux adultes mâles, mais entre un adulte et un paîs. De façon conventionnelle, le terme paîs désigne un jeune mâle susceptible de devenir objet de désir sexuel pour un mâle adulte. Mais l’usage de ce terme n’est pas facile à cerner, dans la mesure où il implique une référence à une période de vie mal définie. Par paîs, on désigne un garçon qui se situe dans une classe d’âge qui commence autour de l’âge de la puberté, jusqu’à l’apparition de la première barbe ; entre 12 et 18 ans environ.

2/ L’apparition du duvet sur les joues d’un garçon représente le sommet de son attrait sexuel qui dure jusqu’à l’arrivée de la première barbe. À une époque charnière, un jeune garçon peut dans la relation sexuelle tenir le rôle actif et passif, mais avec des partenaires différents. Un homme fait qui continue de tenir un rôle passif dans une relation homosexuelle est toujours moqué ; ce qui semble avoir été le cas notamment pour Agathon, en dépit de sa célébrité, comme on verra.

3/ Comme elle est limitée à une période de la vie et comme elle n’est pas associée à une inclination pour un individu en particulier, la paiderastia n’est pas exclusive ; on attend des mâles adultes qu’ils se marient, après avoir tenu un rôle passif dans le cadre d’une relation homosexuelle, et alors même qu’ils y tiennent encore un rôle actif. Il n’en reste pas moins que dans le cadre de la paiderastia, l’erastés (l’amant) était souvent un homme relativement jeune, entre vingt et trente ans, qui n’était pas encore marié ou dont l’épouse était très jeune. De plus Aristophane, dans son discours (189 c – 293 d) insiste sur l’existence de rapports très puissants et qui duraient longtemps entre des individus de même sexe ; Agathon et Pausanias en sont de bons exemples.

4/ Même lorsque les relations pédérastiques sont caractérisées par un amour et une tendresse mutuels, une asymétrie émotionnelle et érotique subsiste que les Grecs distinguent en parlant de l’éros de l’amant et de la philia de l’aimé. Cette asymétrie prend sa source dans la division même du « travail sexuel ». Un jeune garçon (paîs), qui n’est pas mû par un désir passionné comme l’est son amant, ne doit donc pas jouer un rôle sexuel actif ; il ne doit pas rechercher l’orgasme en faisant pénétrer son pénis dans un orifice du corps de son amant, auquel cette jouissance est réservée. En ce domaine, il sembe qu’ait été tenue pour particulièrement respectable l’insertion par l’amant de son pénis entre les cuisses du jeune garçon, plutôt que dans son anus ou dans sa bouche, l’acte le plus réprouvé. Cette pratique sexuelle préservait en fait l’intégrité physique de l’aimé ; encore convient-il de reconnaître qu’il s’agissait là d’un comportement public (en acte et en parole) et que rien ne permet de savoir ce qui se passait dans l’intimité, au lit ou ailleurs.

5/ Le mâle le plus âgé est qualifié d’erastés, alors que le plus jeune est appelé son erômenos (le participe présent passif de erân) ou son paidika (un pluriel neutre qui signifie littéralement « ce qui concerne les jeunes garçons »). Le langage amoureux, que l’on trouve dans la littérature grecque d’un certain niveau et chez Platon en particulier reste toujours pudique, mais le lecteur ne doit pas se montrer dupe. Des termes comme hupourgeîn « rendre un service » (Banquet, 184 d) ou comme kharizesthai « accorder une faveur » (Banquet, 182 a, b, d, 183 d, 185 b, 186 b, c, 187 d, 188 c, 218 c, d) doivent être interprétés en un sens fort : le service attendu, la fabeur demandée par le mâle plus âgé équivaut, en fin de compte, à un contact physique menant à une éjaculation, même si, suivant le contexte, un sourire ou un mot agréable peuvent suffire. La société encourageait les entreprises de séduction menées par l’erastés, mais ne tolérait pas celles menées par l’erômenos. Un homme plus âgé, poussé par l’amour, poursuivait de ses avances un plus jeune qui, s’il cédait, était amené à le faire par l’affection, la gratitude et l’admiration, sentiments que regroupe le terme philia ; le plaisir ne devait pas être pris en compte dans son cas.

Il est surprenant de constater que le modèle hiérarchique fondé sur la différence d’âges a gouverné aussi longtemps la qualification de toutes les relations entre mâles en Grèce ancienne. Ce modèle semble avoir perduré depuis l’époque minoenne jusqu’à la fin de l’Empire romain occidental. L’Iliade ne dit pas explicitement qu’Achille et Patrocle entretenaient des relations amoureuses, mais reste assez vague sur le sujet pour que tous les auteurs de l’époque classique puissent affirmer que c’était le cas. Voilà pourquoi on a voulu rattacher la paiderastia à un rituel d’initiation évoqué par Strabon (X, 4, 21).

En dehors de la satisfaction du désir sexuel et de la recherche d’une certaine affection, d’une certaine tendresse, à quoi pouvait bien servir la paiderastia en Grèce ancienne ? Alors que le mariage constitue l’institution privilégiée qui permet à un mâle adulte de transmettre son patrimoine « génétique », économique, social et politique, les relations entre un adulte et un adolescent ne peuvent assurer la transmission que d’un patrimoine économique, social et politique. Il semble en effet que, dans l’Athènes classique, les relations sexuelles entre un adulte et un adolescent aient eu directement ou indirectement un rôle social, l’adulte ayant pour tâche de faciliter l’entrée de cet adolescent dans la société masculine qui dirigeait la cité sur le plan économique et politique. La paiderastia avait donc un rôle social et éducatif. De là découlent toutes ces remarques et tous ces développements sur l’utilité (khreia) de la relation homosexuelle, que l’on trouve chez Platon notamment dans le Phèdre et dans le Banquet.

On notera que la relation du poète Agathon avec Pausanias (deux personnages qui jouent un rôle considérable dans le Banquet de Platon) et qui dure une trentaine d’années est férocement attaquée par Aristophane dans ses Thesmophories. Il est difficile de trouver plus de violence verbale dans l’expression de l’homophobie. L’une des caractéristiques du discours homophobe est la constitution, dans le théâtre et chez les orateurs, du personnage-repoussoir du kinaidos, le « mou passif », par excellence opposé à l’image glorieuse de l’hoplite. En somme, en Grèce ancienne, l’homophobie n’exprime pas le refus d’une relation entre hommes. Elle sanctionne le refus de respecter des règles qui ont pour but dernier le renouvellement de l’espèce et le maintien des bases de la citoyenneté que représentaient la possession d’un domaine et l’obligation d’être soldat.

Rome. – Pas plus qu’en Grèce, l’opposition homosexualité/hétérosexualité n’a cours à Rome, car les pratiques sexuelles entre individus ne sont pas perçues comme un domaine autonome détaché du champ social. Il n’y a pas de la sexualité sans rapport de domination et la nécessité de cette inégalité. À Rome pourtant, un citoyen romain, adulte ou adolescent, devait toujours se garder de tenir dans une relation sexuelle un rôle passif, qui se trouvait donc en toutes circonstances réservé à un non-citoyen. Dans ses Controverses, Sénèque raconte qu’un affranchi auquel on reprochait d’avoir accordé ses faveurs à son maître fut ainsi défendu par son avocat : « La passivité sexuelle [impudicitia] chez un homme libre est un crime, chez un esclave une obligation, chez un affranchi un service. » Plusieurs exemples dans la littérature (voir par exemple le Satiricon de Pétrone) montrent que les maîtres usaient souvent de ce droit et que la conscience sociale acceptait la chose sans trop de problème.

Dans le monde romain, les relations entre femmes donnent lieu à davantage de représentations qu’en Grèce, mais contrairement au discours grec d’avant notre ère elles ne relèvent pas pour autant de l’érotisme : reléguées dans le domaine de l’obscénité, elles ne sont jamais, sous aucune de leurs formes, considérées comme moralement acceptables. De ce fait, le discours romain présente ces relations comme appartenant à une catégorie rare et inédite, très différente des catégories sexuelles par lesquelles les Anciens se représentaient habituellement les rapports érotiques.

=> BROOTEN, B. J., Love, Between Women, Chicago, The Chicago Univ. Press, 1996. – CALAME Cl., L’Éros en Grèce antique, Paris, Belin, 2e éd. 1996. – DOVER K. J., Greek Homosexuality, Londres, Duckworth, 1978 ; trad. fr. S. Saïd, Grenoble, La Pensée sauvage, 1982. – FOUCAULT M., Histoire de la sexualité II, Paris, Gallimard, 1984. – HALPERIN D. M., One Hundred Years of Hoosexuality, New York – Londres, Routledge, 1990. – PATZER H., Die Grieschische Knabenliebe, Wiesbaden, Steiner, 1982. – SERGENT B., L’homosexualité dans la mythologie grecque, Paris, Payot, 1984, repris avec un autre texte in Homosexualité et initiation chez les peuples indo-européens, Paris, Payot, 1996.

Luc BRISSON

Renvois : Banquet (Grèce) ; Éros ; Érotisme (Grèce) ; Sumposion.

Jean Leclant, dir., Dictionnaire de l’Antiquité, Paris, PUF, 2005.

Mise à jour le 11 : à lire aussi sur le sujet, un article de Camille Pollet sur son blog de Rue89 « Échos d’histoire » : « À propos de « décadence » : les Grecs n’étaient ni homos ni hétéros ». (Ce à quoi on pourrait ajouter : ni bisexuels. Si tentant que ça puisse paraître de profiter de l’occasion pour faire de la récupération militante, on ne peut qu’admettre, en toute rigueur, que les vies sexuelles et sentimentales des anciens Grecs n’avaient qu’assez peu de points communs avec ce qu’on appelle aujourd’hui « bisexualité ». Voyez à ce sujet le livre d’Eva Cantarella Selon la nature, l’usage et la loi : la bisexualité dans le monde antique, Paris, La Découverte, 1991, qui parle dans son introduction des précautions à prendre en manipulant ces concepts.)

"Coming out" de Mika : les étiquettes et la biphobie contre-attaquent

L’histoire de Mika et des médias dit énormément de choses sur la persistance des discriminations que subissent les minorités sexuelles aujourd’hui encore, les gays comme les bi.

Sa récente déclaration dans une interview à paraître en septembre, où il s’identifie comme gay, a suscité toutes sortes de réactions, pas toutes spécialement fûte-fûte, comme l’explique Xavier Héraud.

Mais il y a autre chose à dire là-dessus. Un point de vue bi sur la question, vous vous en doutez.

Rembobinage

Commençons par un petit rembobinage. En 2008, le magazine Out titre en couverture : « Mika: Gay/Post-Gay/Not Gay? », et l’article vaut au chanteur d’être accusé par certains de ne pas vouloir déclarer ouvertement qu’il (ou s’il) est gay. Dans une interview au même magazine fin janvier 2008, Mika déclare vouloir parler de sa sexualité sans utiliser d’étiquettes (« labels« ).

Le 23 septembre 2009, dans une interview à Bay Windows, Mika réitère presque le même genre de déclarations, à une petite nuance près : il accepte un peu une étiquette… celle de bisexuel. « I’ve never ever labelled myself. But having said that; I’ve never limited my life, I’ve never limited who I sleep with… Call me whatever you want. Call me bisexual, if you need a term for me… » (Source : Wikipédia anglophone, section « Early life » et note 17.)

Même discours quasiment dans une interview au Standard Evening le 11 mars 2010. Je cite deux passages de l’article, parce que je voudrais en profiter pour vous montrer quelque chose :

True to his policy of maintaining ambiguity about his sexuality, he won’t tell me if his last lover was a man or a woman, just that he had to leave them because they were ‘undermining’.

(…)

His name was chosen because it was ambiguous; it could belong to someone of any gender, from any country. Perhaps his studiedly ambiguous sexuality is also a clever PR choice. Is he simply being careful not to alienate his teenage girl fan base, in the tradition of our finest boyband members? Those were my cynical thoughts until I met him and heard him talk about love, about which he seems genuinely confused. He is single and claims to be going through something of a drought. ‘Love? I don’t know if it’s an option for me, really. I consider myself label-less because I could fall in love with anybody –literally – any type, any body. I’m not picky.’ That makes you sound easy, I say. ‘Ha!’ he laughs. ‘It’s not proving easy, it’s proving very hard. I’m a very bad flirt, I just don’t know how. And if I do like somebody, it almost never works. I don’t get hit on very often at all. Maybe it’s because I look like a bit of a bastard. But I’m too much in the moment to be arrogant. I hate people who rest on their laurels.’

Besoin d’une traduction ? Mika affirme : « Je me considère hors labels parce que je pourrais tomber amoureux de n’importe qui, littéralement, n’importe quel type, n’importe quel corps. Je ne suis pas difficile ». Réponse du journaliste : « Tu as l’air d’un mec facile quand tu dis ça ».

On est en plein cliché du bisexuel comme… ben, comme type facile, justement. Le fait de POUVOIR sortir avec une plus grande variété de gens est confondu avec le fait de VOULOIR sortir avec plus de gens tout court. Un peu comme si vous me disiez que vous savez parler dix langues différentes et que je vous répondais : « Wouah, tu dois être horriblement bavard! » Vous trouveriez ça logique ?

(Appréciez « accessoirement » le soigneux mélange de réprobation et d’humour pour faire passer la pique sur le mode « maaaaaaisaaaah on rigoleuuuh ». Oui mais non.)

Bref, et nous en arrivons donc au 3 août dernier, où une avant-première d’une interview à paraître en septembre dans le magazine Instinct révèle la dernière déclaration de Mika : « Yeah, I’m gay« .

Tout le monde titre donc : « Mika fait son coming out« .

Et c’est là que je dis non.

Mika avait DÉJÀ fait son coming out

Pourquoi non ? Parce que Mika avait déjà fait son coming out. Et cela dès 2008, en déclarant puis en répétant publiquement, dans ses interviews, qu’il ne voulait pas utiliser d’étiquette et qu’il se sentait capable de tomber amoureux et de coucher avec n’importe qui, façon très ferme de montrer qu’il ne s’enfermait pas dans la catégorie « hétéro ».

Si vous ou un de vos amis publiait ce genre de déclarations dans un magazine, je ne sais pas comment vous appelleriez ça. Moi, j’appellerais ça un coming out.

Et c’est là – encore une fois, en reprenant toute l’affaire au ralenti et en réfléchissant aux détails – qu’on voit à l’œuvre toutes sortes de mécanismes d’oppression. De la part des hétéros… et de la part de la communauté gay. Avec un jeune chanteur au milieu qui est supposé coupable de toutes sortes de mensonges, simplement parce qu’il est un personnage public et qu’il ne gagne pas trop mal sa vie (à ce que j’ai cru comprendre).

Les choses sont compliquées, mais c’est normal : tous nos vieux ennemis favoris sont là ! Regardez :

L’homophobie. Je ne vous la présente plus. Patente, gluante, sournoise. Le contexte général, c’est ça. Un personnage public, dans le monde du show-biz, qui fait des déclarations louches sur sa vie intime, ça n’est pas si facile que ça. Moins en 2008 qu’en 2012, d’ailleurs, je pense (l’ouragan Gaga était encore très loin d’avoir pris son essor). Donc, Mika ne peut probablement pas se permettre de raconter n’importe quoi publiquement le cœur léger. En revanche, il en parle dans ses chansons, mais ça ne dit rien sur sa vie privé.

Le problème, c’est que ça se retourne aussitôt contre lui. Deux spectres – non, attendez, trois spectres – entrent en scène :

Le spectre de l’homo refoulé, qui avance main dans la main avec notre plus cher ennemi le gaydar, grand renforceur de clichés. Mika est mignon ? Il est gay ! (C’est vrai que tous les gays sont mignons, c’est connu. Et puis, à 26 ans, on est supposé être moche et pas sexy, c’est connu aussi.) Il s’habille avec des couleurs vives ? Over gay ! (Les gays en costard cravate, ça n’existe pas, et d’ailleurs dans le show-biz on ne s’habille jamais avec des couleurs vives.) Il chante avec une voix aiguë ? Super gay ! (Tous les gays ont des voix de fillettes, connu aussi : revoyez La Cage aux folles, ce documentaire neutre et pertinent sur l’homosexualité contemporaine.) Il fait des gestes affectés avec les mains dans ses clips ? Hyperhyper gay ! (Et les hétéros,  vous avez vérifié ? Vous devriez : ils en font aussi…) Il s’entend super bien avec les filles ? Hypra gay ! (Hein, quoi ? si si, ne niez pas, vous avez déjà tenu ce genre de raisonnement…) Conclusion de ces analyses à la rigueur intellectuelle inattaquable : Mika est sûrement un homo refoulé. S’il ne dit pas la vérité sur sa sexualité, c’est qu’il a honte, qu’il a peur, qu’il est victime d’homophobie intériorisé, etc. C’est vrai, il a publiquement dit des trucs qui font que tout le monde sait qu’il n’est pas hétéro, mais à part ça c’est un lâche.

Le soupçon du « bisexuel chic ». Et plus précisément le spectre du bisexuel marketing, qui arrive dans une odeur de soufre, des billets pleins les poches, avec ses petites cornes en plastique et sa barBIche postiche. Il est là pour se faire des sous en se faisant passer pour un Rebelz à bon compte. Bouh, pas bien. D’accord, je ne dis pas que ça n’est jamais fait, bien au contraire. Il faudrait se demander si c’est si horrible pour la cause des gays et des bi, mais c’est une question complexe et ça nous éloignerait du sujet. Mika, chanteur encore à ses débuts, avait-il vraiment intérêt à mettre en place une stratégie pareille pour se faire connaître ? A-t-il pu le faire avec l’aval de sa maison de disques ? Je n’en serais pas si certain… Mais une chose est certaine : dès lors qu’on pense en ces termes, Mika n’a tout simplement plus de vie personnelle. Il devient aux yeux de la communauté LGBT une pure créature du capitalisme rampant, ce qui empêche complètement de garder les yeux ouverts aux trucs autres que l’argent qui pourraient le motiver ou le retenir aussi.

Et j’ai gardé pour la fin les deux dernières hydres du lot, qui vont main dans la main aussi :

La biphobie et sa compagne omniprésente l’invisibilisation des bi (et plus généralement de tout ce qui n’est pas monosexuel). La biphobie franche et crasse, on en a vu un puant exemple ci-dessus avec l’interview du Standard Evening. Mais c’est avant tout sa forme la plus sournoise, à savoir la négation pure et simple d’identités autres que les sacro-saintes catégories hétéro/homo, qui est à l’œuvre dans cette affaire.

Dans toute cette histoire, c’est comme si on n’avait jamais pris Mika au sérieux. Il dit : « je ne veux pas me limiter aux étiquettes », il dit : « si vous voulez me coller une étiquette, appelez-moi bisexuel », on répond : « Il est gay, il ne veut pas le dire ». Peu importe ici qu’il soit gay ou non finalement : ce qui compte, et qui me révolte, ce sont les réactions des gens (notamment mais pas seulement dans les médias, généraux et LGBT). C’est tout simplement scandaleux. Quand quelqu’un parle, peu importe qui, il faut prendre au sérieux ses paroles. La façon dont une personne se définit elle-même est la base de son identité. Tout le monde se tue à le dire, notamment pour les trans, mais toute une partie des gays n’est même pas fichue d’appliquer ça au quotidien. Homo refoulé ? Homophobie intériorisée ? Ce n’est pas votre problème, et ce n’est certainement pas une raison valable pour réagir avec des accusations. On ne colle pas une étiquette aux gens sans prendre en compte ce qu’ils disent sur ce qu’ils sont. C’est ce qu’on nous a fait trop longtemps, qu’on fait encore beaucoup trop, alors ne faisons pas la même chose !

Au fond, ce que montre ce concert d’articles titrés « Mika fait son coming out » et ces réactions narquoises sur le mode « On n’est pas du tout surpris, on le savait déjà », c’est qu’au fond le premier coming out de Mika, qui était un coming out de bi ou de queer qui refusait en bloc les catégories, n’a jamais vraiment été pris au sérieux. C’est de la biphobie, et c’est… de la queerphobie, si vous voulez. C’est la preuve en tout cas que tout ce qui n’est pas monosexuel (homo ou hétéro) est encore largement refusé au sein de la communauté.

Et des gays qui ne supportent pas le queer, c’est grave.

La dernière chose qui me révulse dans les réactions à ces déclarations de Mika, c’est le fait – typique de l’époque actuelle dans ce qu’elle a de débectant – qu’on donne à pleine tête dans l’essentialisme. Personne, absolument personne n’envisage jamais qu’il a pu se passer des choses dans la vie du chanteur entre 2008 et 2012 (quatre ans, quand même !). Le coming out est une révélation de la vérité intime et éternelle de la personne, qui a valeur rétroactive : tout ce qui a été dit auparavant était faux, soit parce qu’il y avait refoulement, soit parce qu’il y avait mensonge ou silence calculé. Mika dit en 2012 qu’il est gay : il en résulte qu’il a toujours été gay devant Dieu, de toute éternité, sans évolution possible.

Eh bien non, non et encore non, c’est une façon de penser stupide, oppressante et primaire. Ce que Mika est, c’est à Mika de le dire, s’il en a envie. Mais par pitié, concevez le fait que Mika a peut-être changé. Les gens changent. Le temps existe. La nature d’une personne n’est pas gravée dans le marbre. Le seul truc qui est en marbre gravé, c’est la pierre tombale (et encore, il faut avoir les moyens).

« Bi et pas sérieux s’abstenir »

Entendons-nous bien : il est tout à fait possible qu’on soit dans le cas d’une personne qui s’est toujours conçue comme homosexuelle, mais qui avait peur des réactions homophobes, et a donc commencé par se déclarer bisexuelle ou sans étiquette, puis a pris confiance et a enfin osé révéler son homosexualité. Cela arrive encore souvent, cela arrivera encore à l’avenir, j’en ai peur.

Ce que je voudrais, c’est que cela arrive de moins en moins. Car cela renforce le cliché collant du « bi maintenant, gay plus tard » qui fait énormément de mal aux gens qui s’identifient comme bi. Si, dans le cas présent, Mika a utilisé l’étiquette bi comme camouflage temporaire, on ne peut pas lui en tenir rigueur – ce n’est pas moi qui le ferai, en tout cas – car le contexte général est assez homophobe pour expliquer ce genre de tactiques. Mais j’aimerais qu’on ne généralise pas ça à tous les bi. « Bi » n’est pas un alibi et ne doit pas être un alibi.

Bien sûr, la lutte contre l’homophobie doit permettre aux gens qui s’identifient comme gays de le faire publiquement en toute confiance.

Mais dans le même temps, il est urgent de perdre les réflexes dualistes qui amènent encore tant de gens à tout réduire aux deux seules catégories « homo » et « hétéro ». Et c’est là-dessus que j’insiste, car c’est cet enjeu-là qui semble encore méconnu de trop de monde. Non, ce ne sont pas les seules étiquettes possibles. L’identité bisexuelle est une identité à part entière. L’identité « je refuse les étiquettes » devrait en être une également, autant prise au sérieux que les autres.

Visiblement, Mika avait raté son premier coming out : toute une partie des gens n’avait pas enregistré qu’il était « hors labels ».

Terminons pas une anecdote. Au moment de la sortie du film Kaboom de Greg Araki, dont le héros est un mignon jeune homme qui a des rapports avec des gens des deux sexes mais dit refuser de se limiter à une étiquette – exactement comme Mika entre 2008 et 2012 -, un chroniqueur radio avait eu le culot de dire que le héros du film était « hétérosexuel ». Si si. Il fallait le faire. J’avais râlé contre. Là, j’observe le cas exactement inverse, mais de la part de la communauté LGBT : quelqu’un dit refuser les étiquettes, et tout le monde prend ça comme une dérobade temporaire de la part d’un gay.

Mais allez, Mika est vraiment gay. Quel soulagement. Tout rentre dans l’ordre. Dormez, braves gens, vous aviez raison.

Pour une personne.

Bienvenue dans le monde des bi et des non monosexuels, l’univers où personne ne vous prend au sérieux…

Quand l'Armée du Salut vous vire parce que vous êtes bi

Danielle Morantez, ancienne employée américaine de l’Armée du Salut à Winooski, dans le Vermont, a été employée par l’organisation pendant deux mois. Tout allait bien et ses employeurs lui témoignaient toute leur satisfaction pour son travail. Le vendredi 20 juillet dernier, elle émet des inquiétudes à propos du contenu du livret de l’Armée du Salut concernant l’orientation sexuelle et les discriminations à l’emploi, et fait son coming out en tant que bisexuelle dans le même temps. Le lundi, l’Armée du Salut la licencie et lui intime l’ordre de quitter les lieux. Motif : « sa position et ses positions personnelles ne s’alignent pas à 100% avec les valeurs de l’Armée du Salut ». Morantez se retrouve avec une petite fille de trois ans qu’elle peut à peine nourrir ; sans emploi, sa situation devient catastrophique.

Ce n’est pas la première fois que l’Armée du Salut se distingue par ses positions et ses propos discriminatoires envers les minorités sexuelles. Il y a un mois, un représentant australien de l’Armée du Salut, employé de longue date par l’organisation, avait déclaré publiquement que l’idée selon laquelle les gays doivent mourir faisait partie de la « doctrine chrétienne » de l’Armée du Salut. L’organisation avait présenté ses excuses à la communauté LGBT.

Danielle Morantez a lancé une pétition sur le site Change.org (elle a déjà recueilli plus de 50 000 signatures ; l’objectif est de 75 000).

Le texte complet de la pétition en anglais :

The Salvation Army fired me for being bisexual. I can barely afford to feed my child because I lost my job. I need your help so this never happens to anyone else ever again.

When most Americans think of the Salvation Army, they think of the group’s ubiquitous holiday red kettles and bell ringers. But there’s a dark side behind the smiles: the Salvation Army has a long history of attacking the civil rights of lesbian, gay, bisexual, and transgender people. Just last month, for example, the Salvation Army in Australia was forced to apologize after an official said that the belief that gays must die is part of the group’s “Christian doctrine.”

And now, this: the Salvation Army fired me from my job – the sole means of support for my husband and and my three-year-old daughter — because of of my sexual orientation.

For the first two months that I worked for the Salvation Army, everything went well. I doubled the number of clients the Salvation Army was able to serve on a daily and weekly basis, and I streamlined the group’s social services programs. My supervisors gave every indication that my work was exemplary.

But last Friday July 20, I raised concerns about sections in the Salvation Army employee handbook relating to sexual orientation and employment discrimination, and came out as bisexual in the process. On Monday, the Salvation Army fired me and ordered me escorted off the premises.

In my exit interview papers they claimed the reason for my termination was because my « personal beliefs and position do not 100% align with the values of the Salvation Army. »

My sexual orientation had absolutely no bearing on the job I did or the quality of my work, yet for the Salvation Army, it was reason enough to fire me. The Salvation Army – an organization that claims to be “Doing the Most Good” – chose to harm me and my family simply because I had the courage to be honest.

Firing someone for their sexual orientation is not “good,” it’s wrong. This needs to stop. Join me by signing this petition asking the Salvation Army to end employment discrimination against lesbian, gay, bisexual, and transgender people now!

After you sign my petition, please read more about my story at Truth Wins Out.

Rappelons qu’en France l’Armée du Salut est considérée par le gouvernement, outre son statut de congrégation religieuse à mission spirituelle (c’est un organisme protestant), comme une fondation à mission sociale reconnue d’utilité publique, et compte plus de 2000 employés. (Voyez son article Wikipédia.)

Le site officiel anglophone de l’organisation indique, sur la page « Mission » : « Its mission is to preach the gospel of Jesus Christ and to meet human needs in his name without discrimination ». Sur le site francophone, la Charte déontologique de la Fondation (ici en pdf) affirme : « La Fondation exerce toute son action sans tenir compte de critères religieux, raciaux, ou autres formes de discrimination. »

Rapport sur l'homophobie 2012 : complément

Dans un billet du 17 mai, à l’occasion de la publication du Rapport sur l’homophobie 2012 de SOS Homophobie, j’avais passé à la loupe l’ensemble des Rapports sur l’homophobie pour voir ce qu’ils disaient sur les bisexuel-le-s et la biphobie. J’en concluais que l’intégration des bi en tant que groupe à part entière dans ces rapports restait trop aléatoire, que les bi n’avaient pas encore la visibilité à laquelle ils ont droit et dont ils ont besoin, et que la biphobie n’était pas encore prise en compte en tant que forme de discrimination spécifique, malgré la volonté manifeste d’inclure les bi et la biphobie dans les formules globales regroupant les minorités qui se cachent dans l’acronyme « LGBT ».

Ce billet semble avoir été très lu : merci beaucoup à toutes les personnes qui l’ont lu et ont pris le temps de le commenter ! La discussion qui en est sortie était au moins aussi intéressante que le billet lui-même. Sans vraiment ajouter moi-même grand-chose à mon propos de départ, je voudrais simplement clarifier ma démarche pour éviter tout malentendu, et ensuite poster ici certains commentaires postés par des membres de SOS Homophobie et de Bi’cause afin de leur donner plus de visibilité, parce que je pense qu’ils peuvent intéresser du monde.

Le Biplan : il n’y a pas de troll dans l’avion

Mais si, Bombastus, ils ont écouté, ne prenez pas la mouche... (Case extraite de la BD "De Cape et de Crocs", t.4, scénario Ayroles, dessin Masbou. Lisez-la, elle est bien !)

Petit éclaircissement sur ma démarche, d’abord. Même si j’espère que le contenu du billet ne prêtait pas à confusion là-dessus, je tiens à redire que mon intention n’était pas de faire passer SOS Homophobie pour un infâme repaire de sales biphobes, ni de remettre en cause leurs compétences.

D’une part parce que ce n’était pas l’impression que j’avais sur le travail de cette association, que je suis depuis un bon moment par Internet et par rapports sur l’homophobie interposés, et qui abat une masse de travail impressionnante (d’ailleurs je le disais dans le billet).

D’autre part parce que je me suis rendu compte assez vite que l’auto-victimisation et le complexe obisidional galopant sont le Charybde et la Scylla entre lesquels toute personne qui entreprend de militer pour une cause très personnelle doit s’entraîner à naviguer afin de ne pas céder aux sirènes de la facilité et d’abandonner toute rigueur intellectuelle. J’étais d’autant plus prudent que je ne connaissais pas les conditions précises dans lesquelles sont rédigés les rapports, et que je me doutais que la partie « synthèse de témoignages » du travail devait influencer le résultat final (et, oui, je me doutais bien qu’il ne devait pas y avoir encore beaucoup de bi déclaré-e-s pour envoyer des témoignages). Tout cela me conduisait à prendre toutes sortes de précautions dans la présentation de mon analyse.

J’avoue avoir un peu hésité à publier le billet fini une fois que j’ai eu balayé tous les documents et tiré les conclusions qui allaient avec. Le rapport 2012 vient juste d’être publié, il a demandé un travail énorme à l’association et il rend, comme chaque année, un énorme service aux minorités LGBT. En mettant en évidence une lacune, j’aurais l’air de jeter un pavé dans la mare, voire de cracher dans la soupe. De plus, il y a peu de choses plus rageantes, quand on vient de terminer un gros travail, de voir débarquer un inconnu qui pointe le doigt vers un coin du bidule et s’exclame : « Hé ! Il manque ça ! Franchement vous faites pas d’efforts ! » Je comprends donc tout à fait que mon article ait pu être soupçonné de simple billet d’humeur déguisé en analyse. Il n’en était pas un, et j’espère que la lecture complète de l’article le montrait suffisamment. Mais au cas où, autant clarifier définitivement la façon dont je le concevais : il ne s’agissait pas de râler pour le plaisir de râler, mais d’apporter ma pierre en essayant, pour chaque manque que je repérais, de donner des pistes sur la façon dont on pourrait améliorer les choses.

Je le faisais avec d’autant plus de confiance que j’étais en contact depuis quelques mois avec l’équipe de l’association Bi’cause, qui m’avait parlé d’un projet de partenariat entre Bi’cause et SOS Homophobie pour la rédaction du prochain rapport (ce qui me fait applaudir des quatre mains et des trois oreilles, évidemment !). Si mon article peut apporter sa petite contribution à ce travail commun, je serai un bi heureux.

Une dernière chose : plusieurs membres de SOS Homophobie m’ont répondu à très juste titre : « Venez donc nous aider ! » En fait, c’est justement ce que j’essayais de faire (c’est aussi pour ça que je leur ai envoyé le lien vers l’article tout de suite : le but n’était pas de critiquer les gens dans leur dos). Mais pour ce qui est de mon activité personnelle, j’ai un mini coming out de militant à faire ici : au moment où j’ai publié le billet, je venais d’adhérer à Bi’cause. Même que ça n’était pas trop tôt. Donc, oui, pour ceux qui ne connaissaient pas encore ce blog : ce blog a un aspect militant, il se veut entre autres un outil de réflexion militante, pour faire avancer les droits des bi et leur visibilité générale et pour contribuer à l’émergence d’une communauté bi. Il se trouve que pour le moment, ma Vie Autre (cette hydre passionnante et chronophage en diable) fait que ce blog est à peu près la seule façon dont je puisse donner mon coup de main en tant que militant (débutant, en plus). C’est limité, et c’est autre chose qu’être présent « sur le terrain » (quoique Internet soit aussi un terrain), mais j’espère que ça aidera quand même un peu ! Peut-être pourrai-je m’investir davantage par la suite, mais, pour le moment, je préfère faire ce que je sais que je peux arriver à faire bien, plutôt que de me disperser trop ou de faire plein de promesses sans avoir la moindre idée de ma capacité à les tenir.

Donc, si vous vous intéressez à la cause bi, lisez le Biplan, commentez le Biplan, n’hésitez pas à m’envoyer des infos, des liens et des annonces d’événements en rapport avec la bisexualité et les enquêtes sur les LGBTphobies pour que je les diffuse, et je le ferai avec plaisir ! Et dites aussi merci à la rédaction de Yagg qui relaie régulièrement les billets de blogs de bi (au pluriel : il y a Prose qui était là bien avant moi) en page d’accueil et affiche une vraie volonté de donner plus de visibilité aux « minorités dans la minorité » comme les bi et les trans.

Quelques précisions par des membres de SOS Homophobie et de Bi’cause

Je voudrais aussi mettre ici quelques (pas tous – aïe aïe aïe j’espère qu’on ne va pas me taper sur les doigts : l’ensemble des commentaire sont là sous le premier billet, hein !) messages laissés en commentaires par des gens de ces deux associations. Il y a des précisions sur la façon dont les rapports sont réalisés et sur les travaux en cours, et aussi des appels à bonnes volontés… parce que oui, sous leurs airs très pro ce sont de petites structures, qui ont toujours besoin de gens et d’argent, et de coups de main… et de témoignages !

Premier commentaire de gejir :

Je comprends très bien ce sentiment de frustration de se sentir oublié, ignoré.

Cependant, il faut savoir que le rapport est écrit à partir de témoignages de victimes d’homophobie, biphobie et transphobie. Malheureusement (est-ce le bon terme), le nombre de personnes se désignant comme bi, ou se disant victime de biphobie est extrêmement faible. Il est donc difficile de pouvoir consacrer un chapitre dirons-nous sur l’aversion envers les bi.

Il faut savoir également que SOS homophobie a lancé un groupe de travail avec une autre assoce, il me semble, sur la bisexualité il y a quelque mois. Je t’engage donc peut-être à te rapprocher de l’association si tu souhaites t’impliquer dans la visibilité beaucoup plus accrue de la biphobie. Je pense que tu pourrais y apporter beaucoup de choses.

D’ailleurs, chaque année SOS homophobie cherche des rédacteurs pour son rapport, je pense que cela pourrait aussi t’intéresser de participer à l’association en tant que rédacteur, notamment sur cette question.

Love, Love, Love.

Comme gejir le suppose dans un de ses commentaires suivants, je pense qu’on peut essayer de s’adresser plus spécifiquement à la population bi. Mais c’est terriblement compliqué de bien le faire (les gens de Bi’cause en parlent dans les commentaires ci-dessous).

Commentaire de Fred, que je transmets parce que l’appel à témoignages qu’il m’adresse vaut aussi pour tout le monde (et notamment les bi qui lisent ce blog !) :

Je suis militant au sein de SOS depuis de nombreuses années (plus de 6 ans) et je trouve cette article intéressant, et relativement constructif. De même que les commentaires.

Je réagis à titre perso (et non associatif)

Comme l’a indiqué « Rédacteur », la meilleur façon de nous faire évoluer c’est d’intégrer l’association :-) L’association est vraiment très ouverte à la discussion, et pour l’avoir vécu, il est vraiment possible de faire évoluer les choses. En fait on attend même que ça !

Je précise que l’association est aujourd’hui quasiment uniquement bénévole. Nous sommes une moyenne structure, et nous avons besoin de bras et de talents.

J’ai bien conscience que tous le monde n’a pas le temps de devenir bénévole. Il existe beaucoup d’autres moyen de nous aider. Le premier étant de parler de nous et surtout d’inviter les bi (mais aussi tous les autres ;-) à témoigner.

Le formulaire de témoignage en ligne est ici : http://www.sos-homophobie.org/temoigner

Sylvius je t’invite vraiment à témoigner. A chaque fois que tu trouves un exemple, n’hésite pas à le signaler ! N’hésite pas non plus à relayer l’information. Notre formulaire de témoignage en ligne existe, la ligne aussi ( 0810 108 135 )

Si tu n’as pas le temps de nous rejoindre je n’aurais qu’un message : parle du formulaire de témoignage de SOS et utilise le ! En tant que blogueur tu as largement les moyens de relayer cette info ;-) Fais le pour nous, pour Bi’Cause : c’est le meilleur moyen de faire évoluer les choses.

Fred

Commentaires de nevermind, autre membre de SOS Homophobie, qui donne des précisions sur le fonctionnement de SOS Homophobie  :

Salut,

félicitations pour ton article qui est une critique très construite et constructive, perso en tant que militant de SOS homophobie (mais je n’appartiens pas à la commission Rapport annuel), j’essaie de faire attention à toujours parler de la biphobie dans les interventions en milieu scolaire, et j’insiste toujours, avec d’autres pour qu’elle soit nommée dans la com de l’association. Ensuite, je vais certainement répéter ce qu’ont déjà dit les autres, mais le travail d’une association repose toujours en fin de compte sur l’implication des gens ; et, même si tu as l’impression de ne pas avoir le temps ou de ne pas être qualifié, tes articles montrent de manière évidente tout l’intérêt de ce que tu pourrais apporter.

SOS homophobie compte à présent une fille au bureau chargée spécifiquement d’intégrer plus étroitement la biphobie, la transphobie et la lesbophobie au sein du travail et de la com de l’association ; par ailleurs je souhaite que le rapprochement entre Bi’cause et SOS se poursuive !

Le problème, c’est que j’ai l’impression que beaucoup de gens ont l’air de considérer que SOS homophobie est une énorme association, voire une sorte d’institution para-étatique, alors qu’en fait, nous sommes une petite structure, comme l’immense majorité des associations soit dit en passant…Une petite structure qui repose qui plus est quasi totalement sur le travail de bénévoles, c’est-à-dire de personnes non rémunérées et sans horaires fixes. Par ailleurs le rapport, on le répète souvent, est imparfait, puisqu’il repose avant tout sur des témoignages : or nous savons tous que peu de personnes, en définitive, témoignent…

Et une réaction détaillée de Nelly, présidente de Bi’cause, qui donne pas mal de précisions utiles sur son expérience de militante bisexuelle, sur Bi’cause et sur la façon dont on peut faire bouger les choses :

Hello tous

merci à Silvius pour ce gros travail d’analyse que je signalerai à la personne d’SOS Homophobie qui a décidé de s’emparer spécifiquement de la question bi…. car ça y est, depuis peu, il y a quelqu’un impliqué sur ce chantier, ce qui va changer les choses.

Il y a un constat surprenant. Au sein des associations LGBT qui se sont donné pour mission de défendre les droits des L et des G, et des B, et des T, on a pu se rendre compte avec étonnement qu’il y a des bi, mais… qu’ils ne s’occupent pas particulièrement de la question bi. C’était le cas à SOS par exemple, il y avait bien des bis mais aucun semble-t-il n’avait eu jusqu’ici l’envie ? le cran ? autre hypothèse explicative ? (mais peut importe, c’est ainsi) de consacrer sa connaissance intime ou sa fraternité de bi à une étude spécifique consacrée à la question bi et à la façon dont les bis sont traités.
Non, dans les assoces le plus souvent les bis s’oublient au bénéfice d’une cause générale, qui prend souvent l’intitulé d’ »homo quelque chose ».
Alors, aujourd’hui, à SOS c’est une femme, qui n’est « même » pas bi (et qui semble seule pour l’instant) qui a décidé de prendre en main la question bi. C’est quand même, je n’ose pas dire « un comble » mais, disons, surprenant. C’est aussi plutôt sympathique, néanmoins je trouve un peu logique à priori que des non bis ne s’investissent naturellement et spontanément dans la défense des bis, alors que les bis eux-mêmes ne le font pas…
Lorsque que nous avons souhaité ce rapprochement avec SOS homophobie lors de la Journée Internationale de la Bisexualité (JIB) 2011, nous avons aussi incité les bis militants à s’impliquer dans des associations comme SOS Homophobie pour y porter la défense des bi. Visiblement cela n’a pas eu d’écho.

Ensuite, d’après SOS homophobie lors de notre échange le 23 septembre à la JIB, les bis qui appellent n’osent pas forcément dire qu’ils sont bis (angoisse de biphobie y compris au sein de cet espace d’accueil ?). Alors certes, le protocole de questions n’est peut-être pas bien adapté aux bis (enfin, ça se module), mais il faut bien avouer que notre propre appel à témoignages pour établir une étude statistique sur les bis et la biphobie, ici à Bi’Cause, n’a pas eu non plus de retours…

Bref, sans vouloir non plus être accusatrice de quoi ou qui que ce soit, il serait souhaitable, si les bis veulent que les choses bougent pour les bis, hé bien que les bis osent ou fassent l’effort de s’impliquer davantage.
Il n’y a aucune raison que ça se fasse tout seul et il faut d’abord compter sur soi avant d’attendre quoi que ce soit des autres.

Notre expérience à Bi’Cause, c’est que si on ose agir dans le monde LGBT, et bien on parvient à faire évoluer les choses. Au conseil de mars 2012 de l’Inter-LGBT Ile de France, quand Bi’Cause a demandé à ce que la « biphobie » soit rajoutée dans le corpus revendicatif au chapitre intitulé « lutte contre l’homophobie, la lesbophobie, la transphobie », cette demande a été validée sans problème à l’unanimité.
Ni les autres associations, ni les structures de l’Inter, ne font obstruction à l’identité bisexuelle. Simplement, comme pour les lesbiennes à un certain moment, comme pour les trans, il faut que les bis fassent connaître qu’il existe une biphobie spécifique et un caractère spécifique de la bisexualité.

Et on ne peut pas non plus reprocher aux non bis d’avoir du mal à appréhender la bisexualité, alors que la définition de la bisexualité n’est pas toujours évidente pour les bis non plus. C’est la raison pour laquelle Bi’Cause a élaboré sur des témoignages recueillis sur plusieurs années le Manifeste français des bisexuel(e)s.
Mais on arrive à approfondir encore et tendre à encore plus d’exactitude dans la définition synthétique en s’inspirant des études anglosaxonnes. Et chaque bi a un peu son idée là-dessus. Certaines définitions (par exemple : « la bisexualité c’est l’attirance pour plus d’un genre ou plus d’un sexe », ce qui paraît assez ouvert et synthétique comme définition) font dire à certains interlocuteur « ah c’est la pansexualité alors ». Parfois franchement on a l’impression que les neurones vont faire des noeuds.

Mais j’ai une très bonne nouvelle : les choses changent et vont continuer à changer (dans le bon sens) si on le veut. Car même si des études récentes ont bien révélé que la réalité du « placard bi » sévit encore au sein des associations et musèle les bis qui ont intériorisé la culpabilité qu’on fait peser sur eux, il nous semble qu’un frisson de « révolte » commence à se sentir. Les bis des assoces généralistes LGBT commencent à prendre en compte davantage la défense des bis. C’est enthousiasmant et encourageant.
Et, pour ce qui est de la biphobie, quand je vous dis que ça bouge, un groupe s’est constitué non seulement avec SOS Homophobie mais aussi le MAG (et Bi’Cause, donc), et quelques personnes physiques. Deux réunions de travail ont déjà eu lieu. Notre ambition est d’aboutir à la fin de ce travail à un document du genre du rapport anglosaxon. C’est un gros chantier. Vous en aurez bientôt des nouvelles, puisque cela commencera par des questionnaires.

Par ailleurs, la représentante d’SOS homophobie nous a confié des feuilles de recueil de témoignages d’SOS que nous pouvons faire remplir aux bis qui auraient été victimes de manifestations biphobes. C’était trop tard pour la publication 2012 mais c’est ouvert pour 2013. Venez à l’occasion des réunions de Bi’Cause laisser votre témoignage. Nous transmettrons ces feuilles à SOS pour nourrir le prochain rapport.

Voilà : il reste beaucoup de murs à déplacer, mais nous nous rendons compte à Bi’Cause que si on s’y colle, avec constance et détermination, les murs bougent et même plus facilement qu’on ne l’aurait cru.
Ce qui est utile, ce n’est pas de regarder vers le passé et de regretter ce qui n’existe pas, ou de s’étendre en reproches, ce qui est utile c’est de regarder vers l’avenir, sur la base de ce qui manque, pour le faire exister. L’énergie est à concentrer vers l’avant, et la solidarité aussi.
Et dans cette démarche, plus on sera à s’impliquer dans l’associatif et l’interassociatif, plus loin et plus vite on ira. Donc, si vous le pouvez, rejoignez Bi’Cause (nous avons besoin de militants actifs pour pousser nos actions), rejoignez SOS-H, rejoignez l’assoce LGBT de votre choix sur une thématique qui vous parle pour y défendre la cause bisexuelle.

Bi’amicalement à tous, et de l’optimisme :-)
Nelly, présidente d Bi’Cause

Et une seconde mise au point, qui lance notamment un appel aux bi et aux « bi-alliés » prêts à s’investir (même un peu) :

@ Red : je pense qu’il y a quand même eu du progrès dans l’acceptation des bis au sein de la communauté LGBT mais avec des variables : Paris-Province / associations-individus par exemple. Il serait intéressant d’analyser ces variables pour affiner les constats.
Pour quelques remarques à la louche, il me semble qu’à Paris on constate un moindre rejet des bi dans les structures LGBT qu’en Province.
De même, les associations mixtes (LGBT) de plus en plus prennent en compte la dimension « bi » dans leurs missions, par contre au sein de leurs adhérents, on rencontre encore des manifestations biphobes. Ces manifestations biphobes enracinent le phénomène du « placard bi », les bi qui n’osent pas faire savoir qu’ils sont bis car ils ont peur de la stigmatisation et ont même parfois intériorisé, sous forme de culpabilité de groupe, les remarques biphobes.
Et comme les bis n’osent pas non plus toujours encore taper à la porte de ces associations, même si celles-ci se veulent bi-friendly dans leurs structures, du coup tout ce qui entoure la bisexualité : sa nature, ses spécificités, ses difficultés propres… sont mal connues (d’où des remarques telles que celles de Phoebius)

Mon sentiment de militante bi, c’est que la bisexualité, comme tout ce qui est étranger aux personnes qui appréhendent une réalité différente de la leur, provoque une certaine méfiance spontanée et n’éveille pas une fraternité naturelle chez les non bis. Cependant, il suffit de discuter, de partager des choses, des moments, des actions, des manifestations, des bières, d’être présents aux actions du monde LGBT, pour que cette défiance initiale disparaisse. Tout ça est finalement assez humain.
C’est ce que nous vivons à Bi’Cause au sein de l’Inter-LGBT, aux côtés des autres associations LGBT.
Je ne vais pas redire ce que j’ai déjà écrit dans mon précédent commentaire.
Les choses se passent bien et avancent petit à petit et petit à petit les autres apprennent à mieux nous connaître, à accepter certaines différences tout en trouvant la fraternité. Il faut « juste » (je sais, il y a une peur à dépasser) oser s’affirmer et puis montrer qui nous sommes vraiment (à savoir des personnes comme les autres, avec pas plus de défauts et pas plus de qualités, avec des modes de vie divers, au-delà de notre identité bi).

Fred a raison : il faut oser s’investir en tant que bi.
Pour deux raisons :
D’abord si les LGT côtoient les bis en les trouvant sympa sans savoir qu’ils sont bis, ça n’aide pas à contrebalancer les mauvais fantasmes et clichés sur les bis. Les gens continueront de trouver untel ou untel (bi du placard) sympa, fiable, engagé, etc, tout en restant persuadés que les bis sont je ne sais pas, traîtres, inconstants, pas fiables, etc..
Et ensuite pour faire connaître activement la réalité de la bisexualité et lutter contre les clichés de façon militante.

Et j’abonde dans le sens de ce que dit Fred : on ne peut pas déplorer une réalité si on ne fait rien pour la changer.
Il ne faut pas attendre que cela vienne des autres. La réalité associative c’est ça : une association n’est pas une entité, c’est un ensemble de personnes qui donnent du temps pour ce qu’ils croient juste et ce qui leur parle.
Si la défense de la bisexualité vous parle, venez apporter vos forces vives pour la défendre et construire des actions.

Pour ce qui est des fiches de témoignage d’SOS-Homophobie, comme je le disais, nous en avons aussi (Léa nous en a données). Reste plus que les personnes viennent y déposer leur témoignage.
Et encore merci à Silvius pour ses relais
@ Silvius : il faut que je t’envoie quelques documents qui vont t’intéresser et nourrir ta réflexion

bi’amicalement
Nelly Présidente de Bi’Cause

De fait, les gens de Bi’cause m’ont envoyé plein de documentation, ce qui m’a donné pas mal d’idées pour de futurs billets sur ce blog. À suivre, donc ! 🙂

Rapport sur l'homophobie 2012 : les bi et la biphobie quasi invisibles

À l’occasion de la publication du rapport annuel 2012 de l’association SOS Homophobie, j’ai lu le rapport avec mon regard de jeune homme bisexuel… et avec mon regard militant : alors, comment y parlerait-on des bi et de la biphobie ? Le résultat est, malheureusement, accablant : il n’y a pas pratiquement rien sur nous, et, croyez-moi, ce n’est certainement pas parce que tout irait bien pour les bi en 2012.

Couverture du Rapport annuel 2012 sur l'homophobie de l'association SOS Homophobie.

Bi et biphobie dans le rapport 2012 : beaucoup de mots, presque aucune information

Dans le rapport 2012, les personnes bisexuelles et la biphobie sont principalement présents dans des énumérations. La définition de la biphobie, en page 11 (numérotation du rapport, pas du pdf), est regroupée dans une même phrase avec celle de la transphobie : « Les termes de biphobie, désignant les discriminations et les manifestations de rejet à l’encontre des bisexuel-le-s, et de transphobie, à l’encontre des trans, sont souvent associés à celui d’homophobie. » Il est vrai que le rapport se destine à un public large et que ces deux termes sont encore peu connus : mettons. Au paragraphe d’après, les bi figurent dans l’explication du sigle « LGBT ». Mais dans la suite du rapport, la plupart des autres occurrences du nom ou de l’adjectif « bisexuel-le-s » se trouvent aussi dans des énumérations : « aux dépens des gays, lesbiennes et bisexuels » (toujours en page 11) ; « violences observée cette année à l’égard des lesbiennes, gays, bisexuel-le-s et trans (LGBT) » (page 29) ; « les droits des homosexuels, des bisexuels et des trans » (page 135) ; l’homosexualité, la bisexualité ou la transidentité » (même page). La même chose vaut pour le mot « biphobie » : « les actes de lesbophobie, gayphobie, biphobie » (page 7) ; « l’homophobie (gayphobie, lesbophobie, biphobie) et la transphobie sur Internet » (page 57) ; les « personnes victimes de lesbophobie, gayphobie, biphobie ou transphobie » (page 99) ; « les discriminations racistes et LGBTphobes (lesbophobe, gayphobe, biphobe et transphobe) » (page 118) ; « les victimes de lesbophobie, gayphobie, biphobie et transphobie » (page 153) ; « toutes les formes de discrimination liées à l’orientation sexuelle (lesbophobie, gayphobie, biphobie) » (page 167).

Le constat est clair : on ne veut pas oublier les bi dans les énumérations. C’est un symbole fort de la prise en compte de toutes les minorités et de toutes les formes de discrimination (1). Ça, c’est bien.

Bon… maintenant, qu’en est-il en dehors des énumérations ?

En dehors des énumérations, eh bien… il n’y a quasiment rien.

Un coup d’œil au sommaire (en page 5) montre que si des sections à part entière sont consacrées à la lesbophobie et à la transphobie, ce n’est pas le cas de la biphobie. Or il me semble qu’une section « Biphobie » serait un ajout utile, tant par la matière, qui ne manque pas, que par le nombre de personnes concernées à qui cela permettrait de retrouver aisément les chiffres et témoignages qui les concernent directement.

Mais ne nous arrêtons pas à des problèmes de division de chapitres (qui paraîtront toujours futiles et mesquins aux yeux d’une partie des gens) et tenons-nous-en au fond.

Lorsque les bisexuel-le-s apparaissent dans les statistiques du rapport 2012, c’est la plupart du temps regroupés avec les homosexuel-le-s. Aux pages 28-29, les bisexuelles sont regroupées avec les lesbiennes dans la présentation des statistiques sur les personnes ayant contacté l’association. À la page 154, la présentation des chiffres de l’enquête menée par SOS Homophobie et le Caélif sur les représentations de l’homosexualité dans le milieu étudiant ne donne pas de statistiques distinctes pour les homosexuel-le-s et les bisexuel-le-s, à nouveau mis dans le même sac.

Ces regroupements sont peut-être plus faciles à court terme quand il s ‘agit de concevoir des enquêtes, mais ils ont des résultats catastrophiques à moyen et long terme : ils aboutissent tout simplement à prolonger l’absence totale de données sur la population bi en France. On ne voit pas les bi, on ne les connaît pas… et je ne vois pas comment on pourrait les défendre si on ne les connaît même pas. C’est là une grosse lacune, non pas du rapport, mais des enquêtes sur lesquelles il est bien obligé de se fonder, notamment l’enquête SOS Homophobie/Caélif sur le milieu étudiant. Il faut systématiquement prendre en compte à part entière les personnes bisexuelles dans les enquêtes et les sondages pour les années à venir !

Aux pages 111-112, les hommes bisexuels figurent à côté des hommes homosexuels parmi les personnes exclues du don du sang : là c’est normal puisque les hommes bi et homo sont victimes d’une même discrimination – un combat loin d’être terminé pour les LGBT.

En page 74, les bisexuel-le-s ont cette fois droit à leurs propres chiffres, dans l’enquête de l’Institut de veille sanitaire sur le suicide chez les minorités sexuelles : «La prévalence de tentatives de suicide au cours de la vie a été estimée à 10,8 % pour les femmes homosexuelles et à 10,2 % pour les femmes bisexuelles, contre 4,9 % pour les hétérosexuelles. Dans le cas des hommes, les estimations étaient de 12,5 % pour les homosexuels et 10,1 % pour les bisexuels, contre 2,8 % pour les hétérosexuels. » Enfin un chiffre ! Nous pouvons remercier François Beck et Marie-Ange Schiltz, qui ont conçu l’enquête, pour leur méticulosité.

C’est là le seul chiffre sur les bi relaté par ce rapport 2012. Ce n’est pas rien, mais c’est terriblement maigre.

Quels chiffres aurait-on pu attendre, et lesquels faudrait-il trouver dans un prochain rapport ? Il y a énormément d’autres façons possibles de connaître la population bi, ses problèmes et les discriminations dont elle est victime, comme le Bisexual Report au Royaume-Uni en a donné l’exemple il y a trois mois. Encore faut-il effectuer le travail de fond nécessaire sur le calibrage des enquêtes, des sondages et des statistiques. Bien sûr, SOS Homophobie n’a pas les moyens de mener toutes ces enquêtes. Mais il y a aussi des choses tout à fait à la portée de l’association. Pourquoi, par exemple, avoir décidé de regrouper dans un même chiffre le nombre de témoignages de femmes lesbiennes et bisexuelles, et les avoir tous classés dans « Lesbophobie » ? Ce choix de regroupement rend invisibles les femmes bisexuelles victimes de discriminations en empêchant de connaître la proportion précise de femmes bisexuelles parmi les victimes. (Accessoirement, je serais curieux de savoir s’il s’agissait de lesbophobie dans tous les cas, et pas parfois de biphobie.) Plus généralement, une présentation des proportions du nombre de victimes par orientation sexuelle déclarée, quand elle est connue, aurait été pleinement à sa place en page 17 dans la typologie générale des cas de LGBTphobie recensés, et aurait permis de connaître le nombre de bi parmi les victimes. Cette statistique figurait dans au moins certains des rapports précédents : je ne comprends pas pourquoi elle a disparu (mais il y a peut-être une bonne raison).

En dehors des chiffres, il n’y a dans ce rapport 2012 aucune manifestation de biphobie identifiée comme telle, qu’il s’agisse de témoignages ou du bilan de l’année écoulée. La biphobie n’existerait-elle plus ? SOS Homophobie n’a-t-elle pas eu de témoignages ? Manque-t-elle de données ? N’a-t-elle simplement pas eu l’idée d’inclure un exemple représentatif de la biphobie dans le rapport de cette année ? Je ne saurais le dire. Mais des manifestations de biphobie, moi, j’en entends parler souvent sur Internet, et l’année 2011 en a connu son lot. Encore faut-il prendre la peine d’y prêter attention.

À côté de ces manques criants, les clichés sur la bisexualité font une apparition dans le rapport de SOS Homophobie, ce qui est un comble. En page 89, la page « La parole à… Sébastien Carpentier » est l’occasion d’un superbe cliché psychanalytique sur la bisexualité, puisque l’homophobie est analysée comme une réaction d’angoisse face à « la bisexualité fondamentale de l’être humain ». On sait combien les associations bi luttent contre cette conception freudienne de la « bisexualité innée » qui aboutit au mythe d’une bisexualité originelle, conception plus que douteuse qui cohabite dans l’harmonie la plus paradoxale avec la négation de la bisexualité en tant qu’orientation sexuelle de plein droit. Au moins les propos de Sébastien Carpentier ne sont-ils pas présentés comme étant l’avis collectif de l’association. Mais enfin ça fait bizarre.

 Je dois préciser, en terminant ce relevé, que je n’ai naturellement pas encore lu in extenso les 174 pages du rapport : j’ai effectué un feuilletage détaillé et plusieurs recherches de mots-clés (« bisex » et « biphobie »). Il est possible que je sois passé à côté de quelque chose, par exemple un témoignage sur une manifestation de biphobie où ne figurerait ni le mot « bisexuel » ou « bisexualité » ni le mot « biphobie ». Mais un tel témoignage ne serait pas très visible pour les lecteurs et lectrices bi qui chercheraient ce genre d’information dans le rapport, ce qui ne serait pas bon signe pour la clarté et la practicité dudit rapport…

En un mot, le Rapport sur l’homophobie 2012 témoigne d’une invisibilité persistante des bisexuel-le-s et des manifestations de biphobie, y compris au sein des travaux d’une association comme SOS Homophobie. En dehors de sa définition, la biphobie n’est pas réellement prise en compte dans ce rapport, et les lecteurs n’y trouveront pratiquement rien sur les problèmes des bisexuel-le-s considérés en tant qu’orientation sexuelle/sentimentale à part entière.

Et dans les précédents rapports ?

La curiosité m’a poussé à consulter les rapports des années précédentes, éminemment pratiques puisque disponibles en ligne depuis 2003, afin de voir comment les bi et la biphobie y étaient abordés. Je vous donne le détail pour chaque année, à lire si cela vous intéresse, mais, si vous n’avez pas le temps, vous pouvez directement sauter au dernier paragraphe pour un bilan général.

Précaution préalable : pour ces anciens rapports, il faut veiller à ne pas tomber dans l’anachronisme. S’il est vrai que SOS Homophobie se devait depuis le début de prendre en compte les bisexuels dans ses rapports, le concept de biphobie, en revanche, n’a émergé que très récemment : pour autant que je le sache, son premier emploi dans une publication grand public remonte à l’article « Biphobie » rédigé par Catherine Deschamps dans le Dictionnaire de l’homophobie, paru aux Presses universitaires de France en… 2003. De toute façon, les rapports des années précédentes ne sont pas disponibles en ligne et je n’y ai pas eu accès sous forme papier, alors nous partirons de 2003.

Le rapport 2003  (ici en pdf) mentionne les bi aux côtés des homos et des trans dans des énumérations (pages 11 et 21). Mais les bi sont aussi présents dans le détail des témoignages. Dans les statistiques générales de l’association (page 21) on voit que sur les 398 personnes ayant contacté l’association par téléphone en 2002, huit se déclaraient bisexuelles (pour 338 personnes homosexuelles, 16 hétérosexuelles et 36 d’orientation inconnue). En page 62, on lit que, sur les 93 femmes ayant appelé l’association, deux se déclaraient bi (contre 56 lesbiennes, 12 hétéros et 22 d’orientation inconnue).

La revue de presse est tout aussi intéressante : en page 105, il est question d’articles parus dans Le Monde le 30 juin 200, dont l’un consacré aux revendications des bi et des trans – un point plutôt positif, a priori. Si le mot « biphobie » n’apparaît jamais dans le rapport, on voit que, en termes d’informations, il y a plus d’informations statistiques sur le nombre de bi victimes de discriminations que dans le rapport 2012 où le mot « biphobie » est partout.

Le rapport 2004 (ici en pdf), bien que ne contenant pas non plus le mot « biphobie », contient lui aussi pas mal de données précises sur les manifestations de biphobie relevées par l’association pour l’année 2003. La partie consacrée aux sites Internet est instructive : en page 17, il est question du site « Catholique et royaliste » qui publie alors un article LGBTphobe contre une manifestation où défilent des lesbiennes, des gays, des trans et des bi. En page 19, l’association dénonce le site Citeok.com, où figurait alors la recommandation suivante : « Ne seront pas acceptées les annonces à caractère homosexuel, couple, bisexuel, sm… » En revanche, le site Doctissimo fait l’objet d’un paragraphe élogieux qui mentionne son forum consacré à l’homosexualité et à la bisexualité (ladite bisexualité est ajoutée entre parenthèses).

En page 33, le très intéressant relevé de réactions d’élèves du secondaire lors d’une intervention de l’association dans un lycée de Seine-Saint-Denis montre le cliché sur les femmes bi rapporté par un(e ?) élève : « C’est plus facile de voir les lesbiennes que les homosexuels. Les femmes bisexuelles c’est bien. » (Pourquoi ? On ne le saura jamais…)

Tout aussi intéressante est la partie consacrée à l’homophobie dans la vie quotidienne : on y trouve un témoignage d’un homme bi : « Un homme, bisexuel marié, témoigne de ces peurs à la suite du chantage dont il est victime par un ancien amant. » Le témoignage est malheureusement regroupé dans un paragraphe « L’homophobie dans les lieux publics », alors qu’un tel témoignage intéresse au premier chef les hommes et les femmes bi qui risquent encore plus d’être victimes du même genre de manipulations !

Le rapport 2005 (ici en pdf) contient un peu moins de choses. En page 64, dans l’analyse des formes de l’homophobie, est rapporté un propos violemment LGBTphobe d’ un internaute qui en a contre « les homosexuels, lesbiennes, et bisexuels et personnes utilisant des accessoires » (on voit qu’aux yeux de cet internaute les bi sont regroupés dans un vaste fourre-tout de personnes anormales, qu’il voudrait « exterminer »). En page 92 est rapportée une enquête sur le suicide chez les homosexuels qui… regroupe les homos et les bi :

« Ces appels au secours font écho aux données connues sur la prévalence du suicide chez les jeunes homosexuels, et notamment l’enquête réalisée par Marc Shelly, médecin en santé publique à l’hôpital Fernand-Widal, à Paris, et David Moreau, ingénieur de recherche à l’association de prévention Aremedia. Leurs travaux, cités le 4 mars 2005 par le quotidien Libération, montrent que la probabilité qu’un homosexuel ou un bisexuel se suicide est treize fois supérieur à celle qu’un hétéro le fasse. »

Pas de chiffres distincts pour les deux populations : les bi sont en situation de « satellites ». On voit que sept ans après, les choses ne changent qu’avec une lenteur désespérante, puisqu’on commence tout juste à s’aviser qu’il pourrait être utile d’avoir des chiffres spécifiquement sur les bi.

Le rapport 2006 (ici en pdf) voit l’arrivée du mot « biphobie » aux côtés de « transphobie », en page 11. (la phrase de définition a été reprise depuis dans les rapports suivants). Les résultats de l’enquête de Marc Shelly et David Moreau, présents dans le rapport 2005, sont brièvement rappelés en page 39 dans la chronologie de l’année passée, puis à plusieurs reprises dans la suite du rapport (pages 131 et 138).

La partie consacrée au mal de vivre contient, en page 124, le témoignage d’un lycéen bisexuel qu’un camarade tente apparemment de forcer à avoir des rapports avec plusieurs personnes. En page 125, c’est une jeune bisexuelle de 24 ans qui exprime son malaise et ses problèmes de dépression après avoir été rejetée par une copine dont elle était tombée amoureuse : elle « se sent mal vis à vis de son identité sexuelle » – mais encore une fois, son témoignage de bisexuelle est regroupé avec ceux d’homosexuels, ce qui n’aide pas vraiment les lecteurs et lectrices bi à se sentir bien vis à vis de leur identité sexuelle, toujours pas prise en compte à part entière…

Aux pages 221-224, le texte de la résolution du Parlement européen sur l’homophobie en Europe, votée à Strasbourg le 16 janvier 2006, rappelle l’avancée majeure que constitue alors cette condamnation de toutes les formes de discrimination fondées sur l’orientation sexuelle, et où les personnes bisexuelles ne sont pas oubliées.

Le rapport 2007 (ici en pdf) montre que les communiqués de SOS Homophobie (récapitulés dans le rapport, comme chaque année) incluent à présent systématiquement les personnes bisexuelles, mentionnées dans des énumérations des personnes à protéger des discriminations (une lettre ouverte à Libération sur des paroles de chansons violemment LGBTphobes en page 124, un communiqué contre l’obscurantisme religieux en Iran en page 139, et un autre contre les violences occasionnées par la gay-pride à Moscou, en page 190). Mais aucun témoignage ni aucun chiffre sur les bi victimes de discrimination. La biphobie n’est abordée que dans sa définition au début du rapport (identique à celle des rapports précédents).

Le rapport 2008 (ici en pdf) contient plusieurs témoignages de personnes bisexuelles. Mais là encore, il faut les chercher un peu partout. Dans la partie sur l’homophobie dans les commerces et services figure le témoignage d’un couple de bisexuels : « Ainsi, Pierre et son ami, tous deux mariés, ne souhaitent pas porter plainte pour ne pas dévoiler leur bisexualité alors qu’ils sont victimes d’un refus de location dans un hôtel. »La partie sur l’homophobie dans la police et la gendarmerie contient le témoignage détaillé d’un policier bisexuel de 39 ans aux pages 116-117. La partie dévolue au domaine de la santé est tout aussi instructive, avec le témoignage d’une jeune trentenaire bisexuelle confrontée à un psy homophobe, en page 156. C’est le Rapport annuel sur l’homophobie qui contient le plus de témoignages de victimes se déclarant bi. Certes, elles sont visiblement confrontées à des manifestations d’homophobie plus qu’à des propos spécifiquement biphobes, mais étant donnée l’invisibilité des bi, ça n’est guère surprenant.

La partie consacrée au taux de suicide dans la population LGBT rappelle ou ajoute, en page 98, les résultats de plusieurs enquêtes. Il y a une information nouvelle incluant les bi : « L’étude de Gary Remafedi (1998) arrivait à des résultats plus alarmants encore : 28 % des répondants homosexuels ou bisexuels de cette étude rapportent avoir fait une tentative de suicide. » Mais pour une information nouvelle, on a droit à une information ancienne tronquée, puisque les résultats de l’enquête de Marc Shelly et David Moreau, qui sont à nouveau rappelés, ne mentionnent plus que les homosexuels…

Des témoignages de bi, donc, mais aucun chiffre spécifique à la population bi, reflet des manques persistants des enquêtes menées alors. Et là encore, rien de neuf sur la biphobie dans ce rapport, en dehors de sa définition au début du document (identique à celle des rapports précédents).

Le rapport 2009 (ici en pdf) est étonnamment vide. Seul point positif : le questionnaire « Contre l’homophobie, je m’engage » (page 21) laisse la liberté aux personnes interrogées de s’identifier comme bisexuelles.  En dehors de ça, à l’exception de la même phrase sur la biphobie, il n’y a ni témoignage de bi, ni chiffres sur les personnes bisexuelles. Le recul est complet.

Dans le rapport 2010 (ici en pdf). Les bi sont systématiquement mentionnés dans les énumérations des minorités sexuelles un peu partout dans les propos généraux et les communiqués. Voyons maintenant le fond. C’est mieux que l’année précédente. Le chapitre sur les agressions physiques prend en compte les bisexuel-le-s dans ses statistiques : à la page 22, les chiffres par orientation sexuelle montrent que 1% des personnes agressées se définissent comme bi. Et on trouve à nouveau des témoignages : en page 48, celui de Kevin, 15 ans, harcelé dans son établissement scolaire après avoir révélé sa bisexualité à un ami qui l’attirait ; en page 56, celui de Richard, 42 ans, victime d’acharnement judiciaire et d’une assimilation de sa bisexualité à de la pédophilie.

Le rapport 2011 (ici en pdf) vaut encore une fois surtout par les témoignages et propos qu’il rapporte. La partie sur les LGBTphobies sur Internet montre, en page 56, les propos transphobes d’un bisexuel sur Internet (décidément la preuve qu’aucune minorité n’est immunisée aux haines ou aux préjugés…). Dans le chapitre sur le mal de vivre, on trouve, mis en valeur comme « focus » en page 73, le témoignage d’un lycéen bisexuel confronté aux réactions négatives de son entourage et de sa famille :

« Antoine, 21 ans, témoigne des difficultés qu’il a eues pour s’affirmer bisexuel. L’école ne l’a pas aidé car elle est le lieu où se mettent en acte les pensées homophobes transmises par la famille : « Dans la cour de récré du collège, les gars se traitaient de PD, de tapettes (…), difficile d’assumer une attirance pour les garçons quand on se rend compte que ladite attirance est sujette à raillerie et à l’origine d’insultes assez violentes. » Antoine a pris conscience à 18 ans que sa bisexualité n’était pas, comme les préjugés peuvent le montrer, une simple histoire de sexualité, mais que cela touchait les sentiments. Suite à sa rencontre avec un autre homme, il a mesuré l’impact de l’absence de modèles positifs. Antoine a refusé toute relation durable car c’était affirmer sa bisexualité. Il a préféré les histoires d’un soir, et a nié ainsi la possibilité que son orientation sexuelle implique des sentiments véritables. Il témoigne des différentes réactions face à l’affirmation de sa sexualité : toutes sont blessantes, dit-il, même les plus positives, car dans un sens elles l’amènent à se sentir différent. Aujourd’hui encore, il redoute de le dire à ses parents. Il a peur de leur réaction et se sent blessé de leur difficulté à l’envisager d’eux-mêmes. Les remarques allant toujours dans le sens d’une vision hétérosexuelle (« quand est ce que tu ramènes une copine à la maison ? ») blessent Antoine, qui comprend que sans coming out, ses parents ne chercheront pas à considérer leur fils autrement qu’hétérosexuel. »

À côté de ça, plus la moindre statistique sur le nombre de bisexuel-le-s parmi les personnes ayant contacté l’association, et toujours rien sur la biphobie en tant que telle, en dehors de la désormais acquise définition en début de document.

Conclusion : un traitement aléatoire et trahissant un manque de vrais moyens

Ce qui ressort de ce survol général des anciens rapports, c’est le caractère étonnamment aléatoire de la part réservée aux bisexuels d’une année sur l’autre. C’est particulièrement frappant en ce qui concerne les chiffres : si SOS Homophobie semble avoir mis au point avec le temps des techniques bien rôdées permettant de cerner précisément les différentes formes d’homophobie, leurs contextes et les personnes qui en sont victimes, et si ces techniques ont été récemment appliquées aussi à la lesbophobie et à la transphobie, la prise en compte la plus basique de la population bisexuelle parmi les victimes ne paraît toujours pas acquise. D’une année sur l’autre, on a des chiffres ou non.

Pour les témoignages, ce n’est pas la même chose, car tout dépend évidemment des appels et des messages reçus par l’association dans l’année écoulée. Mais on peut se demander si tout est fait pour cibler les bi autant que les autres populations. De fait, des bi qui ont des problèmes, il y en a : les témoignages ne laissent aucun doute là-dessus.

Mais ce qui me frappe le plus dans ce parcours, c’est la façon dont la biphobie en tant que telle n’a, au fond, pas du tout été prise en compte par ces rapports. Certes, le mot est apparu en 2006, mais c’est à se demander si l’association elle-même a vraiment compris ce qu’il désigne. Six ans après, il n’y a toujours pas de section ou même de paragraphe consacré spécifiquement aux manifestations de biphobie ou aux témoignages de biphobie. On se contente de copier-coller la définition d’un rapport à l’autre, et d’ajouter « bisexuel-le-s » ou « biphobie » dans les énumérations des minorités LGBT. Bref, on se paye de mots et de symboles, mais le vrai travail, l’étude de la biphobie comme phénomène spécifique, n’est toujours pas commencé !

Le plus étonnant, c’est que les anciens rapports sont parfois plus riches et plus précis que les récents, par exemple en ce qui concerne les manifestations de biphobie sur Internet. Dans la communauté bi, c’est une vérité quotidienne que ces discriminations biphobes, sur les forums gays et lesbiens ou les sites de rencontre par exemple, de même que les clichés véhiculés par les articles de journaux et l’imagerie du « bisexuel chic ». Mais il n’y a rien dans les rapports. Officiellement, ça n’existe pas.

Est-ce si dérangeant de parler de cette biphobie ordinaire si répandue au sein même de la communauté LGBT ?

Contre l’occultation des bi et la biphobie, tout reste à faire

Je suis mécontent et triste de parvenir à un tel constat. Je me garde bien d’en tirer une conclusion unilatérale : j’ai la plus grande admiration pour les activités de l’association SOS Homophobie, et je n’aurais pas une seconde l’idée de lui faire un procès d’intention. Mais en termes de résultats, le constat est accablant. La population bi n’est pas assez prise en compte dans ce rapport, les types de problème qu’elle rencontre ne sont pratiquement pas représentés, et les bi restent noyés au sein de statistiques générales, ce qui ne permet même pas d’évaluer la nature et la fréquence de ces problèmes.

Or, un résultat si pauvre trahit un manque de réel investissement, en termes de calibrage des statistiques et des enquêtes et en termes d’études de la vie quotidienne des bi et des manifestations de la biphobie en tant que phénomène spécifique, distinct de l’homophobie par exemple. Il est important de changer cela, et cela nécessite un travail de fond.

La part la plus compliquée de ce travail – mais aussi celle que SOS Homophobie est la plus à même d’accomplir – consistera à recueillir des témoignages sur la biphobie. Entreprise ardue à laquelle l’association Bi’cause vient de s’attaquer en lançant un appel à témoignages de son côté, mais il est tout aussi important que SOS Homophobie emploie les structures, les volontaires, les moyens et le savoir-faire dont elle dispose déjà pour aider à cette tâche. Je crois d’ailleurs avoir lu que des travaux communs entre Bi’cause et SOS Homophobie sont aussi prévus.

La biphobie existe, tous les bi en parlent, mais au moment de le leur faire dire aux associations qui peuvent s’en occuper, c’est une autre paire de manches. L’esprit communautaire n’est sans doute pas le même chez les bi que chez les homos, et les formes que revêt le rejet des bi sont différentes, souvent plus insidieuses, consistant autant en une occultation de leur existence et en clichés mensongers qu’en rejets brutaux et directs. Mais les dégâts causés par ces rejets existent eux aussi bel et bien, et il est primordial qu’ils ne soient pas occultés aussidans un document aussi important que le Rapport annuel sur l’homophobie.

Je ne peux donc qu’appeler toutes les associations, les associations de personnes bisexuelles comme les associations LGBT généralistes, à redoubler d’attention afin de mieux cerner les problèmes spécifiques aux personnes bisexuelles et de mieux recueillir leurs témoignages, et afin d’obtenir enfin des statistiques permettant de mieux cerner la population bi au sein des victimes de discriminations.

Mais il faut aussi en appeler aux personnes bisexuelles elles-mêmes, qui ne semblent pas avoir encore assez le réflexe de s’adresser aux associations comme SOS Homophobie ou Bi’cause lorsqu’elles sont en butte, sur Internet ou ailleurs, à des manifestations de biphobie ou à des propos cousus de clichés. Ne croyez pas qu’on ne peut rien y faire : on peut, mais si vous voulez faire changer les choses, il faut témoigner ! Aucune association ne peut rien faire si les intéressés eux-mêmes ne prennent pas le temps de parler.

En ce 17 mai, je vous souhaite à tou-te-s une bonne Journée internationale de la lutte contre l’homophobie, la transphobie… et la biphobie !

EDIT : voici une mise au point et un complément sur cet article, intégrant des informations qui m’ont été données par des gens de SOS Homophobie et de Bi’cause au cours de la discussion qui a suivi la publication de l’article.

—-

(1) Sauf que ça ne marche pas à tous les coups. Tenez, en page 13 par exemple, dans « Comment est réalisé le rapport sur l’homophobie ? », il est précisé que « Ce document n’est donc pas le recensement exhaustif de toutes les manifestations homophobes, lesbophobes ou transphobes survenues en 2011″… pas de manifestations de biphobie dans l’énumération, cette fois. Ça me fait bizarre. Ah ben désolé, à force de voir les bi scrupuleusement inclus dans les énumérations là où ça relève de la précaution diplomatique, je m’attendais à nous trouver aussi dans la partie où on parle vraiment du contenu !

Liens : pétitions pour le don du sang des homos et des bi

Hop de partage de lien : deux pétitions inter-associatives ont été lancées aujourd’hui par SOS homophobie, Tous Receveurs Tous Donneurs et Pourquoi Sang Priver ? L’une s’intitule « Je suis gay ou bisexuel et je voudrais pouvoir donner mon sang en France ». L’autre, destinée aux receveurs (pas forcément gays ou bi), est intitulée : « Je suis prêt-e à recevoir du sang d’un homme gay/bisexuel ». La cause est louable, et comme en plus ils pensent aux bi, c’est encore mieux.

Le texte de la première pétition :

L’Établissement Français du Sang (EFS) manque de sang. Les gays et bisexuels sont exclus du don du sang, depuis 1983, car ils sont considérés comme une population à risque. Une seule relation sexuelle entre hommes suffit pour ficher et exclure à vie le candidat donneur. Cette interdiction abusive est contraire à la Directive européenne 2004/33/CE. Jusqu’en 2002, les lesbiennes et bisexuelles étaient également exclues pour « homosexualité ». De nombreux médecins, des partis politiques, le Comité consultatif national d’éthique, des parlementaires, le Défenseur des droits ainsi que les associations demandent la levée de l’interdiction. Aujourd’hui, les gays et bisexuels peuvent donner leur sang dans plusieurs pays européens. Mais ils aimeraient aussi pouvoir sauver des vies en France.

Je suis gay ou bisexuel et je peux donner mon sang dans plusieurs pays étrangers. Je demande au ministre de la Santé de modifier en ce sens l’arrêté du 12 janvier 2009. Je veux pouvoir le donner en France, pour aider les gens.

Les personnes souhaitant signer peuvent indiquer leur prénom et l’initiale de leur nom de famille dans la case « pseudonyme » si elles souhaitent conserver l’anonymat.

Tant que j’y suis, les sites des associations à l’origine de cette pétition :

Pour rappel de la situation actuelle : la page « Pourquoi les rapports sexuels entre hommes sont une contre-indication au don du sang », sur le site de l’Établissement français du sang.